Un automne dans les Chilcotin (Ière Partie)

Un automne dans les Chilcotin (Ière Partie)


L'automne : Préambule

Derrière les songes, il y a la sueur. Derrière les rêves, il y a le courage. Derrière les visions, il y a la folie. Ne laissez pas les domestiqués dicter votre manière de vivre.

Rose Gold N Rubies, Midsummer Night's Dream Horses

Il y a un an, je m’envolais vers mon Rêve. « Certains hommes font volte-face au moment crucial » remarquait Tesson, éprouvant l’étrange envie de faire demi-tour alors qu’il était au bord de saisir ce qu’il désirait : une vie de cabane. Dès lors, j’avais su avec certitude que je n’appartenais pas à cette espèce. Mais comme nous remontions la piste, le soir de notre arrivée, la peur m’avait soudainement étreinte : le vrai toujours est ce qui tremble entre frayeur et appel (F. Cheng). Je l’avais chassée : quoi qu’il arrive demain, dans un an ou dans mille, nous aurons eu un ranch au Canada. Rien ne pourrait effacer ça. Le banquier canadien nous avait qualifiés de « chiens hargneux ». C’était un compliment.

Nous avions traversé la nuit. Puis, dans le petit matin qui avait suivi, ce tout premier matin au ranch, ce matin neuf et scintillant, nous avions découvert sur la page blanche formée par la mince couverture de neige, les larges et magnifiques empreintes d’un puma. Mais le beau n’est rien que le premier degré du terrible (R. M. Rilke) : le lion avait dévoré un des poulains du Teepee Heart quelques jours auparavant. J’avais cru lire dans le regard de sa mère, une petite wildy bay avec un croissant de lune sur le chanfrein, le vœu que je ne la prenne pas en pitié. Les chevaux sont des stoïciens. Reste que le passage de la Provence aux Chilcotins, du civilisé au sauvage, était brutal : mise en situation immédiate. Car que pouvait-il y avoir de plus inquiétant pour des chechakos comme nous que la présence de cougars dans les environs ? L’existence d’un cougar ayant déjà ses habitudes de prédation sur le troupeau, bien sûr. Alors la Bête s’était mise à hanter nos nuits. Dans mes cauchemars, je la voyais feuler et rugir de rage, mais elle n’osait pas entrer. Puis elle s’était apaisée. Et enfin avait disparu.

Le Teepee du Cœur est une oasis. Un îlot d’herbes vertes émergeant d’un océan de pins et d’épicéas, un refuge pour némophile averti, mais aussi un remède contre « l’ennui écologique » éprouvé par l’homme moderne, dans un monde dépourvu de crocs, de griffes et de cornes.

Face à face entre Rose la pouliche et Diurach le chien-loup

 

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Première partie : un automne dans les Chilcotin

« De proche en proche, de loin en loin, nos appels franchissant les passes de l’automne abordent la voie suprême des oies sauvages. »  (F. Cheng) Chaque jour désormais, le ranch est survolé par des escadrons de bernaches, de grues et de cygnes chanteurs. Ils filent plein sud, nous annonçant que là-haut dans le Nord, l’Hiver est déjà là. Nous les regardons disparaître à l’horizon, minuscules tâches d’encre sur la toile de la création : ils nous abandonnent. La terre et les cieux sont dépeuplés. Alors, pour conjurer le silence soudain, nous leur hurlons de faire bon voyage.

geai de Steller en Colombie-Britannique

On dit qu’il ne faut pas partir avec des livres évoquant sa destination : de fait, je goûtais mieux London dans le sud de la France. Se méfier de la redondance. Cultiver les contrastes. Et donc, au Far West, savourer les penseurs de l’Extrême-Orient. Les paysages deviennent alors des sentiments, et les états d’âme, des tableaux de la nature. Brumes d’octobre et vents de novembre sont autant d’invites à traquer le mystère jusque dans les choses les plus furtives : l’éclair outremer d’un geai de Steller dans le sous-bois moussu, la salutation au soleil des jaseurs boréaux que le froid ébouriffe l’espace d’une aube, le chuchotement des saules qui se courbent vers la rivière bouillonnante, les délicates fleurs de glace qui éclosent à la surface de l’eau. L’Oiseau, en équilibre sur la cime racornie d’un pin, ses vastes ailes tendues, et que caresse l’ultime lueur du ponant ; il lance un cri. Je crois à la nuit. La silhouette d’un loup qui trotte souplement sur la ligne de crête ; une courbe et un souffle. Ma chair en contact avec la chair du monde. C’est un corps à corps.

Jaseurs boréaux au Teepee Heart Ranch

Or le Tao est une philosophie de l’interstice : il pose la question de ce qui advient « entre ». Que naît-il de la réunion du yin et du yang ? Innombrables sont autour de nous les fruits de ces rencontres inespérées, entre un enfant et un mustang, entre une pouliche de flamme et un éclat de lune, entre une maîtresse-jument et un étalon sauvage. Dans l’impensé du monde. Ainsi, deux regards qui se touchent suffisent à ouvrir un espace-temps fertile et fécond. Une faille. Un intervalle. Et pour qui sait voir, la forêt regorge d’yeux : épervière boréale au front audacieux, hibou grand-duc à la brune, cerf mulet à large ramure dissimulé sous les frondaisons.

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Open Your Heart, stallion aqha/apha by Lazy Loper

L’automne, lui-même, est un éphémère embrasement entre l’abondance et le silence. Quelques jours à peine après avoir rentré les foins, il neigeait déjà dru. Sur nos vêtements, les copeaux de bois ont remplacé l’herbe sèche et, dans l’air, la senteur du pin celle des foins sucrés et mûrs. Un avant-goût d’humus et un arrière-goût de sève. Après un été de vagabondage, les vaches sont rentrées d’elles-mêmes dans les ranchs et des camions ont emporté les veaux. Les troupeaux ont ensuite été à nouveau convoyés vers les ranges d’hiver à grands renforts de cris, jappements et meuglements ; puis le calme est revenu. Un matin, j’aperçois Milan en compagnie d’un coyote au milieu des chevaux ; d’autres fois ce sont les mésanges qui se posent sur ses petites mains tendues ou ses boucles blondes. Depuis qu’il a apprivoisé son premier mustang, son savoir-faire avec les animaux a fait le tour de la communauté. Au fil des derniers mois, la réputation d’ostéopathe de Yoann s’est aussi répandue à Big Creek : il est devenu presque malgré lui le rebouteux des chevaux de bétail et de leurs cow-boys déglingués ; le dernier lui a offert en remerciement une bouteille de Forty Creek qu’il n’avait pu s’empêcher d’entamer auparavant. Yoann partage aussi ses connaissances en podologie équine car ici, en l’absence de maréchal-ferrant, chacun ferre à froid avec plus ou moins de bonheur.

Mésanges au Teepee Heart Ranch

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Maintenant, l’américain qui habite le ranch voisin, un « Donald Trump guy » comme il aime lui-même à se présenter, un colosse parfois rude, souvent touchant, est reparti dans le Montana. La première fois qu’il nous avait reçus, il portait un foulard de soie carmin et avait encore de la mousse à raser dans les oreilles ; l’élégance, c’est savoir se comporter dans les bois comme à la ville. Il vivait seul avec un chiot nommé « le chiot ». La saison des brandings approchait alors, et le cuistre m’avait dit en me servant une tasse de thé qu’il ne faudrait pas pleurer. Le jour venu, il avait finalement réquisitionné Yoann avec des façons de garde-chiourme. Lui parti, nous sommes les derniers au bout de la piste, les plus profondément enfouis dans les montagnes l’espace d’un hiver ; il serait prudent de faire quelques provisions.

le troupeau du teepee heart ranch

 

Mais l’arrière-saison et les premières gelées annoncent aussi certains retours : celui des patins à glace par exemple ou encore celui des sorbets, la ville étant trop éloignée pour s’offrir de telles extravagances en été. A Williams Lake, c’est aussi ce moment de l’année où sont mis en rayons les nouveaux modèles de tronçonneuses et quelle effervescence ! La boutique voisine propose quant à elle toutes sortes d’accessoires à l’occasion de la réouverture de la chasse. De l’appeau imitant le cri du lapin en détresse à celui contrefaisant l’appel de l’ourse en chaleurs, il y en a pour tous les goûts. En face, vient d’ouvrir une échoppe spécialisée dans la vente de cannabis. Un peu plus loin, la boîte de strip-tease a brûlé.  Aux feux rouges, d’énormes corbeaux affamés fondent avec voracité sur les bennes des pick-up. Ils percent les sacs de grain d’un coup de bec adroit et avalent goulûment les filets d’or qui s’en déversent ; dans ces conditions, mieux vaut ne pas s’éterniser. Mais corvidés ou pas, nous sommes toujours pressés de rentrer au ranch ; je crois que nous avons perdu l’usage du monde.

patinage au teepee heart ranch

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Rapidement, la première neige s’est évanouie, laissant l’herbe jaunie, les sapins noirs et le soir violet ; chaque jour le crépuscule tient du miracle. Au bout de la nuit, l’immense nuit du monde semée d’étoiles, un seuil éclairé. A la verticale du toit, les rideaux délicats et scintillants des stalactites. Pousser la porte. Allumer lampes et bougies pour mieux chasser l’obscurité. Pétrir la pâte, comme un rituel. Emplir une coupe de vin, il y a toujours quelque chose à célébrer. Maintenant, l’odeur voluptueuse du pain en train de cuire se répand à travers toute la maisonnée. Demain matin, après avoir nourri les feux, les poules et les chevaux, nous nous attablerons autour de la miche, du pot de miel et des œufs frais. Je me rappelle encore le chant du poulailler le jour de la première ponte.

Teepee Heart Ranch

 

 

Fin de cette première partie consacrée à l'automne dans un ranch de l'ouest canadien, la suite au prochain article !

Lou au Teepee Heart Ranch

Commentaires

  1. Floflodelamancha

    mai 27

    Magnifique !! Ça me manquait ces mots sauvages, de la vraie vie pour moi, et je me rends compte, à propos de Milan, que je me suis éloignée de qui j étais vraiment petite...ou ma famille m en a éloignée. L appel de la forêt et du sauvage a toujours raisonné en moi, et rugit aujourd hui pour que j y retourne ! Alors merci encore pour ces mots, et merci à Milan de me rappeler l essentiel !!

    • titania

      mai 29

      Merci ! Je suis sincèrement touchée que ces mots, ces images, cet enfant viennent nourrir cette voix !

  2. Oh WOW!!! Comme à chaque fois, tes mots, le choix de tes citations (tellement profondes qu'elles viennent poser des questions essentielles dans mes "habitudes" et mes choix), tes émotions, et tes images (chaque photo me met les larmes aux yeux) viennent enflammer mon âme de milliers de sensations et redonner forme à mes rêves.
    Quel privilège de pouvoir te lire, vous "voir" vivre à travers ton récit, retrouver de l'"Espace Sacré" dans la vie grâce à votre expérience - et après ce "confinement" je t'assure que c'est crucial et salvateur pour moi!
    Vous me manquez beaucoup, et vous retrouver grâce à tes articles c'est du bonheur!
    Je vous aime fort (et continue à penser à vous tous les jours, ha ha!).

    • titania

      mai 29

      Merveilleuse Angélique qui me fait toujours perdre mes mots <3 Merci ! Merci de me montrer mes textes et photographies à travers tes yeux et ton cœur, je les redécouvre moi qui autrement aie toujours un œil tellement critique sur ce que je fais... On pense fort à toi !

  3. Auriane

    mai 27

    C'est toujours un plaisir de te lire et j'apprécie les histoires qui se dégagent de tes photos que se soit les animaux ou la tribu, c'est un vrai bonheur. Les boucs et les poulettes ont tellement grandi, et il y a toujours une belle complicité entre eux et la famille, c'est vraiment génial.
    Merci pour ce partage qui nous emmène au ranch et qui résonne toujours au plus profond de moi, et ces citations comme à dit Angélique, profondes et pleines de sens. ♥

    • titania

      mai 29

      Merci Auriane pour tes mots ! Oui le vieux barn qui au départ était un peu sombre et inhabité, résonne de vie et de joyeuseté désormais <3

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