Un été au ranch, une vie de sueur et de songes
Un été au ranch, prologue - J’ai parfois la drôle de sensation d’avoir atterri sur Pandora. Des forêts peuplées de bêtes féroces, des lacs grouillants de sangsues géantes, des autochtones luttant contre l’exploitation minière, un climat hostile enfin. On nous parle d’ours qui vous décapiteraient d’un seul coup de patte ou vous arracheraient le bras alors que vous vous croyez en sécurité dans votre véhicule. « Rien de tel qu’un bon vieux topo sur la sécurité pour vous mettre à l’aise ! » Il arrive ainsi de faire la rencontre d’automobilistes perdus dans l’entrelacs des pistes et proprement terrorisés ou de croiser plus insolite encore : un homme dont la voiture est tombée en panne, et qui marche courageusement en quête de secours au milieu de la voie (au milieu, pour que les chances restent égales de quelque côté que l’ours surgisse, expliquera-t-il plus tard), une machette dans une main, un nerf de bœuf dans l’autre. Parfois aussi, la petite communauté de Big Creek connaît un réel émoi, comme lors de la disparition de ce rancher métis et de son cheval, un grand alezan issu des amours sauvages d’une jument Thoroughbred (Pur-Sang) avec un étalon mustang. Allaient-ils passer la nuit ? Le cow-boy est rentré le lendemain midi. Il a raconté comment sa monture s’était enfoncée jusqu’aux épaules dans un marais, les efforts surhumains pour sortir de ce mauvais pas, et enfin l’épuisement de son cheval qu’il estime trop pour oser lui demander davantage ce soir-là. Il avait alors simplement allumé un feu, s’était allongé contre le brave hongre et avait roulé des cigarettes en attendant l’aube.
Mais bien que le péril soit patent, les peuples autochtones croient aussi que la Terre protège ceux qui la protègent. Nous pouvons choisir notre manière d’habiter le monde. Dialoguer à coups de pétoire et de dynamite. Ou se (re)mettre à marcher en poète, à pas de loup, en humant le vent et sans laisser de traces. On découvre alors l’éclat d’un pays où tant de forces sont encore intactes (A. Camus). On s’ouvre à la subtile perfection de toute chose, à l’ineffable beauté des ciels de tempête, à l’extravagance de chaque coucher de soleil, au chatoiement doré des dunes de sable, au vertige des eaux turquoise dans les profondeurs du canyon, au mystère des écharpes de brume sur la forêt, à l’ombre inhumaine des pics enneigés. A la grâce accompagnant le vol ample et lent d’un couple de grues loin, là-bas, à l’horizon. A la mélancolie de ce loup qui chaque nuit chante sa solitude puis se tait, me laissant étendue dans mes draps, incapable de me rendormir. A l’épicurisme des ours. Au vent des songes et au murmure des étoiles. Car tout parle ici. Et on tombe en amour.
Premier été au Canada - Une saison qui s’annonce toute en sensualité. La saveur des fraises des bois qui laissent les joues et les doigts des garçons tout barbouillés. La fraîcheur du gazon humide de rosée sous mes pieds nus chaque matin. L’ondulation de nos prairies quand l’herbe danse sous le vent. Les arcs-en-ciel presque quotidiens qui s’élancent au-dessus des toits d’émeraude du ranch. L’air plein du vrombissement des libellules. Et les fleurs sauvages ! Mais si j’appréhendais les feux de forêt qui ravagent régulièrement la province, rien en revanche ne nous avait préparés à la violence des inondations qui ont frappé la communauté. De mémoire d’homme, on n’avait jamais vu tomber autant de pluie sans discontinuer. Big Creek, de charmant et inoffensif ruisseau s’est métamorphosé en une rivière déchaînée, sortant de son lit, détruisant les routes, emportant les collines, coupant quelques ranchs du reste du monde, en enfouissant d’autres sous les flots, couchant les foins presque mûrs et les recouvrant de sable. La force de la nature était venue nous rappeler notre impuissance toute humaine. Fort heureusement, le Teepee Heart Ranch, lui, fut complètement épargné. Ou presque. Il y a à l’ouest de la propriété, un ruisselet canalisé par un gué qui alimente le lac de la prairie principale. Khalil Gibran écrivait qu’avant d’entrer dans la mer, une rivière tremble de peur. En amont, tremble-t-elle de rage quand on tente de la contenir, de la juguler, en un mot de la domestiquer ? Qui sait comment pensent les rivières… Les flots ont rugi, le gué a cédé.
Mais l’eau a d’autres pouvoirs que celui de détruire, elle peut révéler ce qui était caché, oublié. Nous avions appris que la plus petite et la plus isolée de nos cabines – une pièce unique comportant seulement un poêle, un grand lit ainsi qu’une petite table accolée à la fenêtre et propice à la rêverie – avait autrefois servi de repaire à un écrivain dont le nom s’était perdu. Nos efforts pour déchiffrer les vieux graffitis gravés dans le bois des murs par les voyageurs successifs ne nous avaient rien enseigné. Jusqu’à ce que les pluies diluviennes fassent apparaître un nom sur le bois d’élan ornant la porte : Paul St-Pierre. Songer que c’est dans cette modeste cabane, nichée au milieu des épicéas, que l’écrivain et journaliste a écrit parmi ses œuvres les plus célèbres. Et découvrir plus tard qu’au dos de son livre le plus fameux : « Breaking Smith’s Quarter Horse » (adapté au cinéma avec Glenn Ford et Chief Dan George) figure en effet une ancienne photo du Teepee Heart Ranch.
L’été, c’est aussi la saison des visites et des belles rencontres, l’occasion de se rendre compte que même au fond des bois (surtout au fond des bois !), le monde peut venir jusqu’à vous. Et c’est enfin la saison des grands travaux : nettoyer le ranch, barder le barn, rénover la sellerie, isoler les toitures, terminer les enclos, réparer les clôtures (toujours), et surtout planter des arbres et continuer d’éduquer les chevaux, jusqu’à ce que la météo, au début du mois de septembre, autorise finalement le fauchage des foins. Aiguillonnés par la peur de la pluie, nous voilà soudain en train de rentrer à l’aide de nos seuls bras et du pick-up, les bottes de foin de quarante kilos chacune au moins. Après avoir tâtonné un peu, nous parvenons à équilibrer une trentaine de bottes dans la benne à chaque chargement. Trente bottes de foin de quarante kilos que nous devons hisser sur le véhicule, transporter jusqu’au ranch, puis décharger et enfin ranger dans le barn ; chaque botte est ainsi manipulée trois fois et nous faisons une dizaine de voyages par jour, maniant ainsi trente-six tonnes quotidiennement, se demandant qui de l’épuisement ou de l’endurcissement l’emportera, les mains cloquées malgré les gants, les cuisses et les avant-bras griffés par le frottement de l’herbe sèche, chaque muscle endolori, le sol humide s’affaissant dangereusement sous le poids du pick-up, et travaillant longtemps après la tombée de la nuit. Une vie de sueur et de songes. Toujours gorgés d’eau après les pluies estivales torrentielles, deux champs sur trois sont néanmoins perdus. Mais la terre a été tellement généreuse cette année, que le champ restant a produit à lui seul tout le foin dont nous avions besoin pour le nouvel hiver. J’imagine que cela se nomme l’équilibre.
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Conclusion - Bien avant l’équinoxe, quelque-chose était déjà à l’oeuvre. D’abord quelque-chose d’indéfinissable, peut-être un léger voile sur la lumière, le soleil grimpant imperceptiblement moins haut chaque jour. Une simple feuille tombant d’un saule. Les ours noirs, discrets jusque-là, sortent alors du bois : le temps est aux orgies de baies de cynorrhodons. Les saumons se hâtent. Et les Aurores Boréales déploient à nouveau leur verte sarabande dans la nuit froide. Les cow-boys commencent à évoquer la quête de leur prochain mustang. Maintenant les oiseaux quittent peu à peu ces terres. Un premier matin sans colibris. L’Automne. Alors, comme les écureuils, nous nous hâtons de faire nos réserves, ne trouvant plus de satisfaction que devant le barn qui déborde de foin et l’abri qui dégueule de bois. Et déjà le vent qui a passé par les sommets, apporte avec lui l’odeur de la neige. Irrépressiblement, naît le désir de ralentir et de doucement rentrer à l’intérieur de nous-mêmes. J’ai trouvé mon chemin vers les montagnes. Je suis partie pour conquérir la joie. Il y a des échappées possibles, à la portée de tous, il suffit d’avoir de l’imagination. Chercher ses traverses, ses propres forêts, prendre la fuite, pousser la porte « entrée interdite » (Sylvain Tesson). Et par-dessus tout, on peut continuer de boire et de chanter. Chanter des sonnets de bois, sculptés à la hache et au canif (Pablo Neruda). Rien de sonnant, nulle argenterie, surtout pas. Mais les simples sonnets de bois, doux et purs, à peine impertinents, d’une vie sans compromission.
This is my home.
Macha
avril 8
toujours autant de plaisir à vous lire ! une journée qui commence bien, rassérénée....merci
titania
avril 10
Merci à vous !
Nicole
avril 8
Que de beautés 🙏🕊
Toujours un régal de te lire Tita 🌺
Vous embrasse 🥰
titania
avril 10
Merci Nicole <3
Yannick Lebeau Fraisse
avril 8
Merci. Pour ces voyages. Les mots nous transportent les phrases nous envolent par-delà les cimes des arbres Merci
titania
avril 10
Merci beaucoup !
Auriane
avril 8
Tellement de choses à dire et peu de mots pour m'exprimer. J'ai voyagé en lisant tes mots et en découvrant tes photos Titania. C'est une des choses que tu arrives à faire et c'est fabuleux. On se perd dans les lignes et on se retrouve avec toi là-bas, dans cet incroyable endroit, dans ce fabuleux et reposant pays. J'ai sourit, j'ai eu des monté d'amour, j'ai eu du respect. Beaucoup d'émotions, je dois dire.
J'avais déjà vu quelques photos du foin mais je suis stupéfaite de la hauteur, je ne peux qu'imaginer grâce à tes mots, les efforts que vous avez du mettre en oeuvre et la satisfaction une fois cela fait. Tes photos reflètent vraiment ces paysages parfaitement que je me surprend à rêver d'y être de nouveau. La photo de Shannon avec ses crins tressées est forte, tellement de paix, d'amour et en même temps de la force. ♥
Les photos de Milan avec Myke sont toujours merveilleuses, de la simplicité, de la compréhension, du partage. Les photos avec les poulettes, plus si petites, et bien sur la photo avec Denver... Confiance et partage, juste sublime ♥
Merci de nouveau pour ce partage 🙂
titania
avril 10
Merci Auriane pour ces mots plein d'attention, de finesse et de chaleur. Toute la tribu t'embrasse !
Christine Philipp
juin 13
Captivant récit. Je ne m'en lasse pas de vous lire. Je voyage à chaque fois. C'est merveilleux.
titania
juin 15
Alors merci beaucoup d'avoir pris le temps de ces quelques mots, ça me touche beaucoup !