Premier hiver au Canada (partie II)
Certaines nuits les loups chantent, tout proches. Leurs empreintes laissent alors un profond sillon dans la neige, parfois à quelques dizaines de mètres à peine de la maison, longeant nos clôtures sans jamais les franchir. Leur chant est grave et riche tandis que leurs voix se mêlent et se répondent ; nous nous tenons pressés les uns contre les autres sous le porche, tremblant de froid et retenant notre souffle. C’est plus prudent. Celui qui se tiendrait seul pour écouter la complainte des loups verrait aussitôt son cœur succomber à la mélancolie de la solitude tant ce chant célèbre l’unité, la communion retrouvée, la chaleur de la famille.
Un matin, nous décidons de fermer l’ordinateur et les dossiers en cours pour aller marcher sur leurs traces. Nous apprenons aux enfants à enlever leurs moufles et à placer délicatement leur paume puis chacun de leurs doigts dans l’empreinte des coussinets ; la connexion à l’animal est immédiate. C’est en tout cas ce dont témoignent les cultures de chasseurs-cueilleurs. Le pistage serait la plus ancienne forme de communication inter-espèces, un lien invisible reliant le « chasseur » au « chassé » ou « l’initié » à « l’initiateur ». Nous suivons la piste des heures durant, le soleil dans le dos, le vent sur le visage. Écartons des barbes de lichens comme des rideaux devant le mystère. Silhouette sévère et solitaire, un aigle royal vient se poser un instant à la cime du pin tordu qui se dresse à notre gauche, se tenant immobile comme s'il était le prolongement même du bois, comme si ses racines plongeaient profondément dans la Terre, figure de proue d'un étrange navire lancé vers le Ciel et exposé à notre regard. Mon petit d’homme, invisible derrière les arbres, chante quant à lui sa gaieté de vivre l’école de la forêt, se roule dans les mousses, se délecte avec gourmandise de neige fraîche ; joies de l’enfant sauvage.
La vie de rancher dans l’ouest canadien est ainsi rythmée par la nature et les saisons, ainsi que par le calendrier de la communauté et bien sûr par le bétail, toutes choses qui sont évidemment liées. Pour l’instant les ranchers traînent leur ennui, bientôt ils travailleront jour et nuit. Soirée country : les vieux cow-boys portent la chemise rentrée dans le jean, un ceinturon et un chapeau, parfois un foulard de soie. La nouvelle génération préfère les casquettes, même à table. Un indien tout droit sorti d’un film de Tarantino chique du tabac près de la porte et nous fixe étrangement. Ce soir c’est aussi « potluck », j’imagine qu’on peut traduire cette expression par « à la fortune du pot » : chacun apporte un plat de sa confection. Je risque une spécialité canadienne – bien qu’en voyage j’ai eu quelques occasions de regretter ma curiosité culinaire -, un dessert à base de fruits et de yaourt dont j’ai oublié le nom et qui semble assez inoffensif, jusqu’à ce que je croque dans un marshmallow. Nostalgie : je pense à tous les mets que je n’aurai plus l’occasion de goûter avant longtemps. Ma mère m’a envoyé un kilogramme de thé biologique en feuilles pour survivre au pays des buveurs de café, mais en fait de Colombie pas du tout britannique, notre colis a échoué en Amérique du Sud. L’envie de fredonner quelques vers de Sting « I don’t drink coffee I take tea my dear… Im an english man in New York… Im an alien ». Pendant ce temps les conversations vont bon train. Car ces chaleureuses réunions sont aussi et surtout l’occasion de se raconter les dernières nouvelles : un tel a aperçu un wolverine (ie un glouton ou carcajou), d’autres parlent météo (vous pouvez jeter aux oubliettes votre anglais scolaire, c’est simplement « fuckin’ freezin’ »), nous apprenons que des prospecteurs miniers vont commencer à sonder les terres locales à la recherche d’or. L’histoire se rejoue sans cesse : exploitation de l’ouest, réjouissance générale des cow-boys, protestations des indiens.
Puis nos voisins du Twilight Ranch nous invitent à une virée shopping à Williams Lake, ville célèbre dans tout l’ouest pour son stampede et son rodéo estival. En chemin, nous nous perdons dans le regard d’une chouette rayée… mais nos amis s’en sont aperçus et nous attendent quelques kilomètres plus loin sur la piste. Le romantisme perdra les français.
Deux heures plus tard, nous voilà garés devant le bâtiment des enchères. Sur le parking, des trucks et des trailers alignés en bon ordre les uns à côté des autres. Ah oui, j’oubliais, ici le terme « shopping » a une connotation un peu différente : en réalité nos voisins sont venus dépenser quelques dizaines de milliers de dollars dans l’achat de charolaises et de red angus. Pour nous, une seule consigne, garder les mains sur les genoux et profiter du spectacle. Le stress est intense et assez communicatif bien que nous ne soyons pas concernés. La tension est palpable, le tempo extrêmement rapide, les signes entre initiés subtils. Un véritable show mené par le John Scatman des enchères qui orchestre le défilement des secondes, des billets et des troupeaux. Une pratique bien rodée puisqu’elle remonte à l’Antiquité. Il y a un autre français dans la salle qu’on nous désigne en souriant : chemise criarde et déguisement de cow-boy. Mais c’est bientôt au tour de Yoann d’attirer l’attention malgré lui : il aperçoit une connaissance dans la salle, son côté latin reprend aussitôt le dessus et le voilà en train de lever haut la main en pleine séance. Regards atterrés : dans l’arène, une vieille vache noire tout en os qui meugle solitairement… et l’œil interrogateur du Scatman. Faites que nous ne la retrouvions pas attachée à notre pick up en sortant !
Lorsqu’en fin d’après-midi nous rentrons - sans vache -, émergeant de cette atmosphère chaude, bruyante et odorante, notre chouette est toujours là, semblant méditer sous les flocons et dans le soir qui tombent doucement. En silence, elle nous rend notre regard de ses grands yeux noirs et profonds. A quoi songent les chouettes ? A quoi ressemble leur Umwelt ? Penser le point de vue de la chouette, c’est faire un pas de côté.
L’hiver n’est pas encore terminé que surviennent les premières naissances. Le froid est si intense que quelques veaux voient leurs extrémités geler ; alors les ranchers n’hésitent pas à les sécher et les réchauffer à l’intérieur de leur propre cuisine. Mais ces naissances précoces restent une aubaine pour les aigles pêcheurs. Ils délaissent désormais les rivières de glace pour se rapprocher des fermes et faire une cure de placentas bienvenue en cette période de froid et de disette, se disputant cette manne inespérée avec les coyotes opportunistes et audacieux et les innombrables corbeaux.
Et puis soudain, vers la fin du mois de mars, un matin, c’est le Printemps. Un matin semblable au premier matin du monde. La lumière qui ruisselle, neuve et fraîche, à travers les ramées. Les étendues neigeuses qui semblent frémir : leur évaporation brouille l’horizon. Près de soixante degrés d’amplitude en l’espace de quelques jours. Tous les pick up de la région revêtent la même robe boueuse uniforme… « c’est beau votre piste mais alors, c’est fuckin’ muddy », jure le livreur de gaz. La vie afflue à gros bouillons. Les bourgeons jaillissent. Les écureuils de Douglas font la sarabande. Des cygnes chanteurs survolent le ranch offrant leurs flancs immaculés aux rayons obliques du soleil. Des jaseurs boréaux se rassemblent dans les pins. Et le bruit ! Le bruit après le silence de l’hiver ! Quelques abeilles bourdonnent déjà, les pics tambourinent de plus belle sur les futs des vieux épicéas, des envolées de carouges à épaulettes emplissent l’air de leur retentissante symphonie, les bernaches font leur entrée en fanfare. Plus discrets sont les merles d’Amérique et les merles azurés, les pluviers semi-palmés et les pluviers kildir, les becs croisés bifasciés ou le hibou grand-duc dont le « hou… hou… » solitaire s’étire sans fin dans le crépuscule... A ces vrombissements, à ces cris et ces babilleries, à ces titinements, zinzinulements, ramages et autres trompetements, à ces bubulements enfin, se mêle le chant de l’eau : du goutte-à-goutte discret mais incessant des stalactites en liquéfaction à la naissance spontanée et effervescente d’innombrables lacs et ruisselets dans les prairies et les sous-bois. C’est le Printemps. Tout est liquide. Tout est chantant.
Et au milieu de toute cette nature qui mousse de rayons, le réveil des ours noirs et des grizzlis. Bigre ! Aussitôt, tous les sens sont en éveil. On écoute mieux, on observe avec un intérêt renouvelé, on lit les signes. Enfin, on hume ! Et on calme l’esprit. Espérant et redoutant la rencontre, n’étant plus à une contradiction près. Nous vivons sur le territoire des ours, partageons cette terre avec eux, avec les loups, avec les cougars. Se rappeler que chacune de nos erreurs, maladresses ou imprudences se retournera contre eux à la fin. Car un animal qui s’attaque à l’homme ou au bétail est un animal mort, c’est l’implacable loi des ranchers. Protéger notre troupeau est donc notre grande responsabilité, quelque chose que nous devons à la proie mais aussi au prédateur. De même, nous apprenons les gestes et, mieux encore, les attitudes qui sauvent en forêt : oui il y a un savoir-vivre des bois. Il existe d’ailleurs un mot navajo pour demander à l’ours de passer son chemin paisiblement. Mais je ne le connais pas et ma propre langue n’a pas de mot pour cela.
Virginie
novembre 27
Comme à chaque fois, un régal de te lire! Tes photos sont merveilleuses ... pourvu que ça dure! de petites perles ça et là 😉
A quand le collier-livre? ^^
Merci pour le partage de ton quotidien <3
titania
novembre 29
Merci beaucoup Virginie !
Le livre... j'y travaille d'arrache-pied mais bigre c'est une autre affaire qu'un article 🙂 !
Angélique BILLER
novembre 27
C'est toujours tellement fabuleux de te lire Tita, et de voir ce que tu décris grâce à tes somptueuses photos...!
La Réalité a pris le chemin tant espéré du Rêve, et les couleurs, les odeurs, les sons, les lumières, les humeurs rendent tout tellement vivant: bien au-delà de la plus débridée des Imaginations! Réaliser ses rêves est une magie tellement intense, une liberté, et cette Liberté est à ce prix - être capable d'accepter cette Intensité!
J'adore cette façon subtile, poétique, drôle, vulnérable pourtant puissante avec laquelle tu nous embarques avec vous.
Merci encore une fois d'offrir cette reconnexion au Rêve, et à sa Réalité! <3
Cathy avait tellement raison: Tu Sèmes des Graines, et je suis sûre que grâce à ton Inspiration, une Forêt de Rêves pourra pousser dans les Réalités de chacun de ceux/celles qui te lisent!
titania
novembre 29
Angélique, merci infiniment, j'en perds mes mots...
Mais oui j'ai la sensation que chaque jour mes sens sont plus sensibles et me permettent de sentir avec davantage d'intensité. En comparaison, ma perception du monde d'il y a quelques années me paraît grise, c'est étrange, parfois compliqué à vivre et tellement magique.
Encore merci !!!
sophie
novembre 27
C'est si joliment exprimé... Bravo et merci... Quel plaisir encore une fois... Sophie
titania
novembre 29
Merci Sophie !
HUGOT Lydie
novembre 27
Une formidable aventure qui fait rêver.Beau récit et superbes photos,merci pour tout cela !!
titania
novembre 29
Merci beaucoup pour ce message !
Auriane
décembre 12
Intense en photos et mots comme toujours. Tu nous fais voyager avec tes écrits et je redécouvre ces espaces, cette vie, ces sensations que j'ai effleurée en Juin, merci. ♥
titania
décembre 17
Merci Auriane ! Quelque part c'est ce qui me bouleverse ici, l'intensité de toutes ces sensations...