Premier hiver au Canada (1ère partie)
Lorsque nous vivions sur la Route, pourtant comblés de cette vie au jour le jour, j’ai plus d’une fois regardé avec mélancolie les fenêtres illuminées des habitations humaines, surtout là-haut dans le Nord, avec l’envie de passer la porte le soir venu. Ah cette oscillation essentielle entre l’immobilité et le mouvement, entre le nomadisme et la sédentarité ! Aujourd’hui, c’est à notre lucarne que brille une bougie quand la nuit s’épaissit. Notre Odyssée nous aura en fin de compte menés jusqu’à ce royaume sylvestre, un lieu où foyer et aventure ne sont plus antinomiques. Mais quel pari complètement fou, n’est-ce pas ? Se retirer profondément dans les montagnes de l’ouest canadien, au bout de quatre-vingt-quatre kilomètres de piste, là où la futaie s’ouvre pour laisser la place aux douces prairies du ranch. Une maison simple, en bois, off-grid comme on dit ici, c’est-à-dire autonome (en eau, en électricité, en chauffage…). Une autonomie matérielle qui prédispose à l’autonomie de l’esprit. Et c’est dans ce lieu improbable, où les loups et les mustangs sont plus nombreux que les hommes, que nous avons choisi de vivre en famille et d’élever de fabuleux paint-horses et quarter-horses. Pourquoi ? Mais pardi, parce que c’est si beau ici. Je ne sais si la beauté sauvera effectivement le monde, mais je sais qu’elle me sauvera moi.
51° Nord – 123° Ouest – C’est à l’intersection de ces lignes, à plus de mille mètres d’altitude que se niche le Teepee Heart Ranch aux toits verts. Une réponse à l’appel du large, de la vie, de la forêt. Le royaume de la simplification. L’éloge de la lenteur. Un lieu de repli aussi, bien à l’abri derrière le rempart des arbres, quand la vue du monde se fait par trop insoutenable. Pas de place pour le superflu ou les demi-mesures. Tout y est extrême : le froid, l’émerveillement, l’isolement, les sensations ; tout y est immense : la Lune, les arbres, le ciel, les routes et les trucks, les plantigrades, les canadiens. Canada, pays de la démesure en toutes choses. Ce n’est pas si facile de devenir qui on est, écrivait Albert Camus, mais il me semble qu’en ce lieu précis je pourrais « retrouver ma mesure profonde ».
La forêt s’étend derrière la maison, à quelques pas seulement. Profonde, mystérieuse, vaguement inquiétante à la manière tolkienienne. Les branches des épicéas ploient sous le poids de la neige. Tous les sons sont étouffés. On n’entre pas ici comme dans un bois communal. On dépose hache, carabine et couvre-chef. C’est précisément là que nous nous tenions, Yoann et moi, en ce début du mois de février, dans le jour à peine levé, lorsqu’un froid polaire s’est abattu sur la région, saisissant brutalement toutes choses. L’Hiver était là. Nous marchions beaucoup pour conserver suffisamment de chaleur, et parlions peu pour éviter le ridicule des mots déformés sortant de nos bouches engourdies. Nous cherchions les élans, si proches comme l’indiquait les explosions retentissantes des branches mortes cédant sur leur passage, mais toujours hors de notre vue. Je garde pourtant un souvenir émerveillé de cette escapade dans les bois parmi des élans fantomatiques : « Quand on aime passionnément la vie, on n’exige pas qu’elle se montre » (Sylvain Tesson).
Sur cette pensée, nous nous étions brièvement arrêtés pour tendre l’oreille. Le lac était gelé, les arbres endormis et entremêlés et nous n’avions pas rencontré âme qui vive depuis notre départ de la maison quand soudain une volée de mésanges à tête noire, bientôt rejointe par un couple de mésangeais, était arrivée en droite ligne du sous-bois pour venir se poser joyeusement sur les branches basses autour de nous ; leur souffle formait de minuscules cristaux de glace et leurs petites âmes virevoltantes avaient réjoui les nôtres. Vivre ici, c’est se rappeler que nous sommes aussi la nature. C’est retrouver cette appartenance.
Mais concrètement, qu’est-ce que l’Hiver en Colombie-Britannique ? Ce sont des températures qui descendent aisément jusqu’à moins trente-cinq degrés Celsius (et pour peu que le vent se lève, le ressenti est bien pire). Ce sont les fenêtres obstruées au-dehors par les stalactites qui descendent du toit jusqu’au sol. Ce sont les chiens qui ne posent plus les pattes au bout de quelques minutes passées à l’extérieur. Ce sont aussi les aurores boréales qui déploient leurs franges mouvantes, loin au Nord, dans un ciel crépitant d’étoiles, au-dessus des terres blanches et immaculées. L’Hiver. Cela signifie également fendre davantage de bois : concentrer le souffle, concentrer la force, concentrer l’esprit avec un résultat immédiat : un claquement net et sonore, et des bûches claires qui nourriront le feu. Callista, du haut de ses seize ans, manie déjà le merlin, la tronçonneuse et le fusil. Rien d’exceptionnel dans ces contrées, les filles d’ici ajoutent à leur arsenal la pince à castrer et la dynamite. Enfin l’Hiver, c’est tout un chacun dans la communauté des ranchers qui doit faire face ici à un tracteur qui ne démarre plus, là à une panne d’électricité, et nous au gel de nos canalisations d’eau (au moins il restera toujours la possibilité de faire fondre de la neige sur le poêle). Quant aux chevaux, ils vivent étonnamment bien ces températures polaires. Il faut dire que les journées sont généralement sèches et ensoleillées mais qu’ils n’hésitent pas à s’abriter dans la forêt dense s’il vente, qu’ils se nourrissent abondamment mais boivent singulièrement peu, habitués qu’ils sont à s’hydrater avec la neige comme le font les chevaux sauvages lorsqu’il n’y a plus d’eau à l’état liquide disponible dans la nature. Un soir toutefois, le troupeau est agité, de cette façon particulière qui semble signifier qu’il y a d’autres chevaux tout proches. Peut-être l’hiver est-il devenu trop difficile pour les mustangs des Chilcotin, peut-être cherchent-ils à se rapprocher des granges malgré la crainte que leur inspirent les hommes. Demain nous leur ouvrirons les portes. Jusque-là nous avions laissé ouvertes les portes à l’avant du ranch, les portes « pour les hommes » ; nous allions désormais ouvrir les portes à l’arrière, pour les « choses sauvages » : un geste pour les mustangs, un geste symbolique aussi.
Car cette rudesse n’exclue pas d’autres dimensions, celle du rêve notamment, tant le lieu y semble propice. Les tribus de la côte Pacifique sont de ces peuples qui parlent aux baleines ; est-ce pour cela que les orques viennent maintenant me visiter dans mon sommeil ? Yoann fait aussi ce songe étrange dans lequel une très vieille chamane lui fait en substance la requête suivante : « Va, marche sur ce territoire, mais en te rappelant à chaque pas que cette terre est indienne. De cette manière la lumière remplacera peu à peu l’obscurité… ». C’est qu’en dépit de cette nature grandiose, l’histoire de l’Ouest est noire, souffrant de tant de violence et d’avidité. Comme s’obstine à le rappeler Jim Harrison, ici « chacun cache un cadavre dans son placard » : un peuple porte le génocide de l’autre. Il est donc grand temps de marcher à nouveau en terre indienne. Parce que la Terre, elle, se souvient. Ne plus se contenter de « randonner » (hike en anglais) - John Muir, l’écrivain et naturaliste écossais amoureux de l’ouest, n’aimait « ni le mot, ni la chose » - mais « marcher en terre sainte dans les montagnes », soit saunter en anglais, un magnifique mot d’origine… française ! Terme qui remonte à l’époque des pèlerinages en Terre Sainte : dans les villages, lorsque l’on demandait aux pèlerins où ils se rendaient, ceux-ci répondaient invariablement « à la sainte terre », devenant peu à peu connus sous le nom de saunterers. « Maintenant ces montagnes sont notre Terre Sacrée, et nous devons péleriner à travers elles avec révérence, non randonner à travers elle » concluait l’écossais, concluait à sa manière la chamane au visage parcheminé. Alors qu’attendons-nous ? Allons-y, marchons ! Cheminons ! A pied. A cheval. Dans les herbes hautes de l’immensité.
Oceane
novembre 9
Tes photos Titania!!!! Merveilleuses!
Puis les textes... j’aime te lire...j’aime ce que tu donnes cette part d intimité que tu nous livres et ce respect pour la Vie
titania
novembre 10
Merci Océane !!
Nicole
novembre 10
Que dire 💖
titania
novembre 10
<3 <3 <3
Elodie
novembre 10
Magnifique ! Un rêve tellement bien partagé par un texte à la hauteur de tes photos ! Mais certainement pas autant que l émotion que tu dois ressentir au quotidien et qu un jour , j espère, je pourrais venir partager avec vous ! Belle vie à vous
titania
novembre 10
Merci Elodie ! Oui même après une année, c'est toujours un étonnement de chaque jour de vivre ici... Au plaisir !!
Virginie
novembre 10
Merci de partager ces si beaux moments et belles images. Vous lire est un précieux moment d'évasion.
titania
novembre 10
Merci, je suis heureuse si je peux faire souffler un peu de vent dans les voiles
sophie
novembre 10
Que c'est beau... tant les images que les textes... Merci
titania
novembre 10
Merci Sophie !
Béa
novembre 10
Merci beaucoup pour votre partage et votre belle écriture....
Je vous souhaite un merveilleux hiver dans cette belle harmonie.
titania
novembre 10
Merci beaucoup Béa !
Auriane
décembre 12
Des photos si simples et pourtant si forte en émotions, c'est vraiment l'effet qu'elles me font. Du bonheur à l'état pur que se soit dans tes écrits ou dans tes photos. Tu laisses libre à tes pensées et te livre un peu à nous et je te remercie.
titania
décembre 17
Merci Auriane ! Rien ne m'est trop petit, écrivait Rilke. Et c'est dans ce "petit" que je guette le "grand" !
Claude
octobre 13
Hello Titania, je passe ici. Porté par le vent du hasard et aussi parceque mon rdv médical à us d'une heure de retard.
Ce texte de votre cheminement dans le grand Nord, les grands espaces et la es pensées chamaniques sont bouleversant d'authenticité et de simplicité évidente. Je suis carrément sous le charme et l'émotion de ce partage illustré de ces magnify photos.
Le bonjour enthousisate de Besançon a toute ta petite familles
titania
février 2
Bonjour Claude, merci pour le passage par ici et pour le petit message !