Voyage de retour

Voyage de retour


6 février 2018 - Nous avons passé la nuit près de la mer, sous les grands oliviers et les majestueux chênes verts, au milieu des immondices. Puis une petite route qui serpente le long de la Méditerranée nous ramène vers le port d'Igoumenitsa, au nord-ouest de la Grèce. Le paysage est sublime, faits de montagnes où la roche se mêle à la sauge et aux buissons épineux, les pentes abruptes plongeant vers l'eau turquoise ourlée de sable fin . Sur les bords de route, des chapelets de déchets sont abandonnés mais la nature n'a pas dit son dernier mot, elle combat cet excès de laideur en déployant davantage de beauté, et des tapis d'iris botaniques tout juste écloses recouvrent ces déjections humaines. Yoann est en paix, presque joyeux. J'oscille entre la sérénité et la mélancolie. Voyager, c'est sans cesse quitter, sans cesse renouveler ses adieux...

En milieu de route, le château-ambulant fait des siennes ; je le soupçonne de développer toujours davantage sa personnalité et son libre-arbitre que nous avons d'ailleurs appris à respecter. Soudain il n'y a plus d'accélération, notre vitesse décroît et c'est seulement à notre élan que nous devons la chance d'atteindre un espace assez large un peu plus loin sur le bas-côté où dans un dernier cahot, il cale. Tout à notre enthousiasme d'avoir pu nous arrêter en dehors de la route, nous en oublions de nous lamenter. J'ai dû atteindre un dangereux niveau de lâcher-prise car sans m'inquiéter, je détache ma ceinture et met de l'eau à bouillir pour le thé. D'ailleurs pourquoi ne pas en profiter pour prendre un petit encas au lieu de foncer sur les routes sans nous arrêter ? Quelques tomates, des échalotes, de la feta locale, un filet d'huile d'olive grecque et une généreuse portion de graines germées. Bientôt revigorés, nous bouclons à nouveau nos ceintures et roulons, sans soucis aucun, jusqu'à Igoumenitsa où le bateau nous attend.

 

7 février 2018 - Ce n'est pas sans appréhension que nous nous apprêtons à reprendre le bateau ; le souvenir de notre dernière et interminable traversée est encore trop frais dans nos mémoires. Nous n'avons pas encore embarqué que nous avons droit à une vérification de nos passeports, puis à une fouille en règle de la cale par un homme des "stups", capuche sur la tête et gueule de voyou. Nous retournons ensuite au bâtiment pour chercher nos tickets, nouvelle vérification pour en sortir. Puis un ultime contrôle au pont d'embarquement.  

Enfin, nous pénétrons dans le ventre du bateau : à l'intérieur, c'est l'effervescence. Au milieu du hurlement des moteurs, toute une équipe est sur le pont inférieur pour guider les conducteurs dans leurs manœuvres ; il s'agit de parvenir à faire entrer tous les camions qui ont réservé leur traversée (à cette époque de l'année, seuls les routiers prennent le ferry et Callista et moi seront cette fois-ci les seules représentantes de la gente féminine). Or ce n'est pas une mince affaire que de trouver une place pour chaque véhicule car l'emboitement se joue au centimètre près et non sans frottements et clameurs. C'est là que, sous nos yeux ébahis, un homme nous fait signe à notre tour, nous tourne le dos, tend son arrière-train vers nous, se frappe le postérieur du plat des deux mains et fait ensuite de grands balancés d'avant en arrière avec ses bras... Il se retourne ensuite vers nous, rencontre nos regards perplexes, recommence son étrange (et oserais-je dire obscène ?) manège... Et nous comprenons enfin, ce sont les consignes de manœuvres : "Marche arrière pour vous mettre à cul ! Ok, message reçu" !  

Une fois garés, nous laissons les chiens et grimpons vers les ponts supérieurs. Une série de heureux hasards, nous amène jusqu'à un confortable salon parfaitement désert à l'arrière du bateau. De nos fauteuils, nous pouvons voir notre château-ambulant, minuscule et brave au milieu des énormes camions iraniens, bulgares et roumains. Nous pouvons aussi observer le va-et-vient de nos chiens dans l'habitacle tout en formulant des vœux pour qu'ils se montrent exemplaires au cours des dix prochaines heures : ce serait un supplice terrible que d'assister, impuissants, à la mise à sac de notre courageux château-ambulant. Enfin, les moteurs démarrent et, par la baie vitrée, je vois la terre de Grèce s'éloigner doucement...

Puis nous passons Corfou, longeons l'Albanie et entamons la traversée de l'Adriatique en direction du sud de l'Italie. Mieux organisés et mieux installés que la fois précédente, le voyage se passe agréablement et les heures défilent tranquillement. Une heure avant d'accoster, tous les passagers doivent se rassembler dans la salle principale : tout est très calme et, étonnamment, tout les passagers sont à l'eau. Alors soudainement, les portes s'ouvrent ! Il est temps pour chacun de rejoindre son véhicule. Le nôtre nous fait de grands signes comme pour nous aider à le retrouver : il fait nuit et ses warnings clignotent dans l'obscurité ! Je soupçonne quand même Alanis d'y être pour quelque chose... Mais il faut d'abord trouver un passage dans le labyrinthe formé par les camions garés si proches les uns des autres qu'il est souvent impossible de se faufiler. Déjà les moteurs commencent à cracher et à vrombir, tandis que de culs-de-sacs en demi-tours nous cherchons désespérément - tout comme de nombreux autres camionneurs - à retourner à notre véhicule avant de nous faire écraser. Enfin, nous atteignons notre valeureux château où nous subissons les violents assauts d'Alanis qui nous manifeste ainsi sa joie et son soulagement de nous voir de retour.

L'attente est encore longue tandis que les camions manœuvrent puis c'est enfin notre tour de sortir et de rejoindre la terre ferme. Cependant, même si nous ne nous en doutons pas encore, nous sommes loin d'être au bout de nos peines. Nous suivons la file des véhicules fraîchement débarqués, et notre château-ambulant semble bien incongru au milieu des géants de la route. C'est en tout cas l'opinion des policiers qui nous avisent de loin et nous font signe de sortir de la file. La nuit est totale et un grand barbu, armé, avec une tête de tueur à gage décide de visiter notre camping-car. Il impressionne fortement les enfants qui ne pipent pas mots et même les chiens qui se réfugient cette fois-ci sans un grondement sous la table. L'homme entreprend de fouiller notre château, notre "maison", muni d'une lampe-torche et il s'en suit un moment de grande tension lorsqu'il ne parvient pas à ouvrir la porte de la salle-de-bain. Il  se persuade alors que nous cachons quelqu'un à l'intérieur. Je l'assure du contraire, me veut apaisante, l'homme continue désespérément de tirer sur la poignée ; la pression est à son comble. Alors Callista se lève pour lui ouvrir et l'homme, s'écartant pour lui laisser passage, se rend compte que c'est son propre pied qui bloquait la porte et que la pièce d'eau est bel et bien vide... Il ressort avec tous nos papiers et s'enferme avec ses collègues dans leur voiture face à leurs ordinateurs. Les minutes s'écoulent interminablement, nous sommes de plus en plus anxieux, puis au bout de près d'une demi-heure on nous rend enfin nos documents et nous sommes libres de partir... Du moins, c'est ce que nous croyons ! A peine plus loin, c'est au tour de la Guardia Finanza de nous arrêter, de façon vigoureuse et agressive ! Est-ce donc si suspect que cela de faire du tourisme en hiver ? Nous commençons à comprendre pourquoi les routiers boivent du whisky lors de la traversée  Italie-Grèce et seulement de l'eau lors du voyage inverse, nous qui jusque-là - en près d'un an de voyage - n'avions jamais été inquiétés aux frontières. Nouvelle fouille de la cale qui est désormais sens dessus dessous. Nouveau stress interminable. On braque la lampe sur nos visages : "Dove ?! Dove ?!" (personne ne parle un mot d'anglais ici). Nous tentons un timide : "Lyon ?" La réponse semble les satisfaire. Finalement, une heure trente après avoir accosté, nous quittons enfin le port. Visiblement la frontière est sensible. En revanche, jamais une question concernant les chiens. Au cours de ce tour d'Europe, avec une vingtaine de pays traversés, seuls les anglais auront demandé à voir leurs passeports.

 

8 février 2018 - Nous quittons Brindisi où nous avons passé la nuit et, à peine sortis du parking, nous nous rappelons que nous sommes en Italie : les poubelles dégueulent, les conducteurs ont un code de la route tout ce qu'il y a de plus personnel, des prostituées plus ou moins vêtues s'égrènent le long des axes et jusque dans la campagne profonde, le littoral bétonné n'offre pas d'interstices... Nous commençons néanmoins à différer à nouveau le retour : pourquoi pas une virée à Venise ? Mais nous tombons aussitôt en panne de gaz - ce qui nous laisse sans chauffage, douche chaude ou repas chaud - et le château-ambulant recommence à faire des siennes ; ça commence à bien faire... Une pluie glacée tombe sur le pays, nous cherchons en vain du propane dans chaque bourgade au rythme d'un château-ambulant récalcitrant avant de déclarer forfait et de décider de rentrer d'une traite en France. Apparemment ravi de notre décision, le château-ambulant avale les 800 kilomètres suivants d'une traite et sans effort. Peut-être plus sage que nous, il savait qu'il était temps de rentrer sans tergiverser : le temps du voyage est terminé, l'aventure canadienne va commencer.

PS1 : Notre aventure autour de l'Europe est actuellement au sommaire de GEO ADO à travers le carnet de voyage de Callista, n'hésitez pas à vous le procurer ! https://www.geoado.com/sommaires/geo-ado-juillet-2018-allons-a-barcelone/

PS2 : et pour boucler la boucle, retrouvez le récit de notre départ sur les routes : http://blog.mnd-elevage-paint-horse.com/?p=561

Commentaires

  1. Océane

    juillet 23

    Je ris encore des chiens dans le château le temps de la traversée!
    Par contre je ris moins de la frontière. ...j imagine le stress! Mais le sang froid de Callista qui lui ouvre la porte...il a dû se sentir bien idiot, ça ne lui fera pas de mal à l avenir il sera peut être un peu plus appliqué et moins accusateur!
    Quelle fin de voyage! Déjà la fin mais je sens que tu nous réserves de beaux articles en attendant le Canada! Et sans parler des articles outre atlantique!
    Ah le carnet de voyage de Callista est génial! Moi je le trouve top et j espère que dans quelques années mes petits monstres pourront s inspiraient d elle!
    Encore félicitations!

    • Océane

      juillet 23

      Oups désolé de la grosse faute!!!! "S inspirer" !!!

    • titania

      juillet 24

      Hi hi, tes petits monstres comme tu dis ont déjà une belle source d'inspiration à la maison ! Mais Callista montre l'adolescence sous un autre jour, c'est vrai !
      Oui fin de voyage mouvementée, heureusement que c'était la dernière frontière, on était un peu rôdé déjà !

  2. Angélique Biller

    juillet 23

    Bon, ben je suis toute bouleversée par cette aventure joyeuse et mélancolique de retour...
    Un peu comme quand Frodon et les Hobbits retournent à la Comté après leur périple incroyable...
    Je sais qu'il y aura les aventures canadienne - et j'ai hâte de les découvrir par tes mots et photos - mais c'était magique de vous suivre en Europe!

    Merci infiniment d'avoir donné ton temps, ton talent, ta sensibilité et ton regard à travers tes mots et tes photos à nos Âmes gourmandes... MILLE MERCIS!

    • titania

      juillet 24

      Oui c'est ça un peu comme Frodon... De fait, voir la Grèce s'éloigner à travers la baie vitrée arrière du bateau était très bouleversant...
      Oh merci Angélique pour tes compliments qui me font toujours l'effet de précieux encouragements. Et merci à toi pour le temps donné à me lire avec sensibilité et empathie <3

  3. Stern

    juillet 25

    Vous étiez en Italie en même temps que nous, nous aussi, nous avons eu en tête de différer le retour... Jusqu'à être surpris par cette pluie et ce froid. Nous sommes rentrés dar-dar et je pense que nous avons bien fait (tout comme vous). Dommage que vous n'ayez pas fait l'Albanie, vous auriez eu d'autant plus de belles anecdotes à raconter sur les contrôles dans les ports! Notre Manni (Manfred le Mammouth) a dû passer une radio (qui n'est pas dans la partie internationale, évidemment), nous avons été fouillé par un douanier puis par un chien renifleur, tout cela évidemment dans un anglais boitillant et notre vieux furet paniqué par le remue-ménage. Par contre, comme chez vous, personne n'a jamais demandé à voir les papiers du furet (pas même à la frontière turque, serbe ou albanaise).

    • titania

      juillet 25

      Oh quelle coïncidence ! Et que d'aventures également ! Où êtes-vous désormais ? Oui j'aurais beaucoup aimé, malgré tout, passer par l'Albanie et remonter la côte...

  4. Auriane

    juillet 26

    En lisant vos lignes, on se dit que rester en Grèce aurait été une belle idée mais ce n'était pas votre destin (si je puis dire). L'envie de faire un détour, ou comment la peur de l'inconnu et du changement peut nous donner envie de rallonger nos voyages. C'est la fin d'une histoire de vie, un livre bien rempli qu'on ira redécouvrir dans quelques années. Il est à présent temps de débuter un nouveau livre, une nouvelle histoire et j'espère la découvrir avec vous. Le Canada vous attend, et de merveilleuses aventures et découvertes s'y passeront. Merci pour ce partage, cette ouverte. Merci.
    Et félicitation encore à Callista, c'est formidable ♥

    • titania

      juillet 26

      Oui on vient (hier !) de recevoir la confirmation de résidence permanente pour le Canada mais ç'a été un long hiver à traverser entre temps... Maintenant on peut se réjouir ! Et préparer les temps futurs !
      Merci pour tes encouragements !

      • Auriane

        juillet 27

        FÉLICITATIONS !!! Je suis vraiment très heureuse pour vous. 🙂 De belles choses vont arriver.

  5. Caro

    janvier 3

    le message envoyé à l'Univers... C'est sublime ! Merci pour tes mots et tes images...

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