« The ballad of the absent mare »

« The ballad of the absent mare »


The ballad of the absent mare (Leonard Cohen) - La ballade de la jument absente.

Un matin, comme nous sommes encore attablés autour du petit-déjeuner, des chevaux se pressent à la porte du ranch. La première pensée de Yoann est qu’il s’agit d’une délégation d’Indiens et, de surprise, il manque de s’étouffer avec sa tasse de thé. Mais ce ne sont que nos propres chevaux, pourtant censés se trouver dans le range. Perplexes, nous nous dépêchons de les faire entrer. Ouvrons la porte de la première prairie. Et canalisons le troupeau dans cette direction. A partir de là, tout va très vite. Les chevaux me frôlent au galop de part et d’autre tandis qu’ils s’engouffrent vers la porte grande ouverte. L’un d’eux, en passant à côté de moi, fait un violent écart puis esquive la gate et s’enfuit dans le jardin. Yoann part à sa poursuite, le rappelant à grands cris mais devant ses yeux stupéfaits le joli petit cheval bay saute sans effort une première clôture, puis une seconde et une troisième avant de disparaître. Pendant ce temps, nous comptons les chevaux réunis dans le paddock : ils sont tous là. Mais alors, qui peut bien être le petit cheval bay ? Le fugueur ne peut être qu’un étalon sauvage et solitaire qui a tenté de s’emparer de nos juments, embarras auquel le troupeau a répondu en s’empressant de rentrer à la maison par la piste, le mustang toujours parmi eux. Me voilà songeuse à mon tour à l’idée que l’on se soit frôlés tous deux dans le petit matin ; une expérience rare, les chevaux sauvages étant de nature si farouche.

Nous laissons à nos chevaux le temps de se remettre de leurs émotions, en profitons pour réparer les clôtures endommagées et ramenons à nouveau le troupeau dans le range où l’herbe pousse en abondance. Il se passe à peine quelques jours avant que Silver, élégant cheval à la robe noire, saute d’un bond la clôture – décidément c’est devenu une manie – pour rentrer au ranch par le chemin le plus court, seul. Nous devons découvrir ce qui a motivé son retour et vérifier que le reste du troupeau va bien, mais les chevaux demeurent introuvables. Quelques heures plus tard, la plupart se présentent d’eux-mêmes à la porte du ranch ; Two Sox le mustang parvient à rentrer le lendemain et Rusty, un vieux cheval acariâtre que même les loups doivent redouter, est de retour au bout de trois jours. Mais de Denver, point. Elle a disparu. Denver, l’admirable mère de Chilco, le petit poulain noir que nous avons perdu quelques mois plus tôt dans de terribles circonstances : http://blog.mnd-horses.com/un-poulain-de-glaise-noire/ . Au loin résonnent les cris d’un étalon en rut, il ne nous est pas difficile de deviner qu’elle est avec lui. Et en cet instant je ressens de la peine, nous avions vécu quelque chose de si intense toutes les deux, de mère à mère. Nous avions échangé nos souffles, nous nous étions fait confiance dans les moments de plus grande vulnérabilité. Et elle, elle entre tous, avait décidé d’aller vivre parmi les mustangs. Say a prayer for the cowgirl, her mare’s run away. And she’ll walk til she finds her, her darling, her stray…

Histoire de nous en assurer, nous partons à pied dans la direction des cris, plein ouest, vers le lac où se trouvent notre ponton et le vieux canoë. And there’s nothing to follow, there’s nowhere to go, she’s gone like the summer, gone like the snow… Mais sur l’autre rive, je distingue finalement une tache blanche, visible de loin : c’est un étalon sauvage. Et Denver est avec lui. Nous longeons la berge et l’appelons. Elle dresse vivement la tête et s’approche au plus près de l’eau étale. Mais le lac nous sépare. Bien que proche, elle est inaccessible. Je ne peux cependant m’empêcher de ressentir de la fierté en la voyant évoluer au milieu des wildies : ses courbes pleines, sa grande taille, son poil brillant, elle est certainement la plus jolie jument que cet étalon ait jamais courtisée, la reine de ce plateau des Chilcotin. Libre et indomptée. Mes yeux se brouillent. La forêt vibrera encore longtemps du retentissement de leurs amours.

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Deux jours plus tard, nous nous rendons à l’extrémité de notre range pour refaire une section de clôture. Comme nous nous mettons au travail, nos trois chiens-loups se mettent en arrêt. Il y a quelque chose dans les buissons. Un souffle rauque retentit plusieurs fois. Encore un ours ?! Nous devons en avoir le cœur net. Nous nous approchons prudemment… pour découvrir un veau niché dans l’herbe ! Il souffre visiblement d’une pneumonie avancée et le troupeau l’a laissé derrière. Une chance que nous l’ayons trouvé, avec un traitement médical il sera sauvé. Nous reprenons les clôtures, accablés par les moustiques assoiffés de sang, tronçonnant, hissant, consolidant, ahanant. Comme les chiens inquiètent le veau, je les rappelle mais c’est un hennissement qui me répond. Puis un second. Des chevaux arrivent ! Nous entendons désormais leurs sabots qui martèlent le sol. Ils vont bientôt surgir. Je me précipite vers mon appareil photo, trébuche, me relève, un peu ridicule, juste à temps pour voir arriver Denver, rayonnante, suivie de son bel amoureux. Il est entièrement blanc, les yeux bleus, les oreilles délicates, la crinière descendant jusqu’au bas de l’épaule. Son amaigrissement et ses nombreuses cicatrices témoignent des récents combats qu’il a dû mener mais son apparition n’en semble pas moins surnaturelle. Personne ici n’a jamais vu d’étalon blanc, nous garderons le secret. Mais nous ne rêvons pas, il caracole à quelques pas de nous seulement, fier et frémissant. Je murmure quelques mots à Denver mais nous n’esquissons pas un geste. De toute façon il n’y a rien que nous puissions faire, nous sommes à plusieurs kilomètres de la maison et Denver n’est pas le genre de jument qu’on « attrape », personne ne lui dicte sa conduite, ni homme, ni étalon. Les présentations terminées, l’étalon n’y tenant plus repart comme il est venu et Denver s’empresse de le suivre ; tous deux s’évanouissent dans le lointain. And she comes to his hand but she’s not really tame, she longs to bel lost, she longs for the same. And she’ll bolt and she’ll plunge through the first open pass to roll and to feed in the sweet mountain grass.  

Rencontre d'une jument et d'un étalon sauvage

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Encore sous le coup de la magie de la rencontre, nous travaillons encore quelques heures supplémentaires puis prenons le chemin du retour. Sur le sentier, des empreintes fraîches de chevaux. Nous continuons de marcher vers le ranch, les traces suivent toujours la même direction. Mon cœur commence à battre la chamade : y aurait-il une chance… ? Se pourrait-il que… ? Nous nous faisons le plus silencieux possible, retenons notre souffle à mesure que nous approchons, n’échangeons plus que quelques brefs murmures. Mais une fois arrivés à la clôture, personne. Evidemment.

Alors nous tentons le tout pour le tout et appelons Denver à voix haute et distincte, qu’elle vienne ou qu’elle fuie. Et la magie opère. Elle débouche aussitôt d’un sentier adjacent, toujours accompagnée de son étalon blanc. Il est inquiet. Il ne comprend pas l’attitude de Denver. Pourquoi cette fascination pour les hommes ? Pourquoi se rapprocher d’eux et répondre à leur appel ? Un doute commence à le tarauder. Il la frôle, il la supplie, reste. Reste. Mais elle ne le regarde déjà plus. Elle a ses yeux et ses oreilles pointés sur nous. Elle se rapproche encore. Il se rapproche aussi comme une dernière supplique. Je pourrais le toucher. Ses yeux bleus sont sur moi. Mais Denver attend maintenant que nous lui ouvrions la porte pour rentrer à la maison, elle est prête. La structure de bois grince, dès que l’espace est suffisamment large, elle s’engouffre. Il serait prêt à la suivre, jusque-là, jusque chez les hommes. Mais nous refermons vivement la clôture et le renvoyons avec fermeté et compassion vers le wild, à ce royaume lacustre et sylvestre auquel il appartient.

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Merlin, le mustang blanc, l'étalon sauvage des Chilcotin

Tandis que Yoann l’escorte un moment pour s’assurer qu’il retourne vers ses terres, je suis Denver pour lui ouvrir les portes successives qui mènent à chez nous. And she leans on her neck and she whipers low « Whither thou goest I will go » And they turn as one. And they head for the plain, no need for the whip, Ah no need for the rein. Plus rapide ou plus pressée que moi, elle m’attend patiemment à chaque clôture. Et puis ce sont les grandes retrouvailles avec le troupeau. Je remarque ses yeux brillants : Denver a choisi de rentrer mais elle n’a jamais été aussi libre. Nous sommes le 4 juin. Il y a quelques mois, au plus froid de l’hiver, mourait à cause de la folie des hommes un bouleversant petit poulain noir et aveugle, un pégase ailé. Dans onze mois, au retour des beaux jours, un petit prince à la robe claire verra très certainement le jour. Issu de la sagesse de la Nature, issu des amours de sa mère avec une licorne. Je te nommerai Invictus.

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Denver, maîtresse-jument du Teepee Heart Ranch

Denver quelques semaines plus tard... Une jument métamorphosée dans sa relation à l'homme.

Commentaires

  1. Oceane

    février 2

    Tu as raison il n’a pas dû croiser beaucoup de juments aussi belles! Puis elle a l air bien grande par rapport à lui! Une dame! La photo du ranch de loin avec les pissenlits! Magnifique! Toutes! Et la dernière avec ta fille...l attitude de la jument cette douceur qui s en dégage 😍

    • titania

      février 4

      Merci pour tes mots Océane ! Oui Denver a se savant mélange de force et de douceur, c'est elle qui guide le troupeau sans être dominante, je la trouve tellement inspirante... Elle incarne la puissance de la féminité dans tous ses aspects.

  2. Jean-Pierre & Pierrette DEFLANDRE

    février 2

    Merci Titania, quel sublime récit ! C est un bonheur de te lire !!!
    Merci Merci 😘
    Bisous à vous 5

    • titania

      février 4

      Merci beaucoup ! On vous embrasse !

  3. Auriane

    février 2

    Les photos qui accompagnent le récit sont fabuleuses et nous plongent vraiment dans tes mots. Une vraie connexion s'est faite entre vous lors de la naissance de Chilco, et je pense que vous l'avez vraiment confirmé lorsque vous êtes allez "chercher" Denver au lac et qu'elle vous a vu.
    Elle a fait ce qu'elle avait à faire et est venu vous présentez le futur papa du bébé qu'elle sera fière et heureuse de partager avec vous. Rien quand lisant ton récit on se sent bouleversée et honorée, alors j'imagine bien que ses sentiments étaient multipliée pour Yoann et toi.
    Merci pour ce texte, beau et fort ♥

    • titania

      février 4

      Oui j'ai rarement vécu quelque chose d'aussi fort... Ce même jour, j'avais eu la confirmation après de nouveaux tests que mon cheval ne me rejoindrait pas au Canada et Invictus a été conçu à ce moment précis. J'ai aussitôt compris qu'il s'agissait de mon futur partenaire. Il y a une bienveillance à l'oeuvre qui est bouleversante et permet de transfigurer les épreuves, celle de Denver comme la mienne.
      Merci pour tes mots Auriane

  4. Liete

    février 2

    L'étalon est visiblement perlino, c'est une robe qui n'est pas si rare que ça, même si pour des chevaux feraux c'est plus risqué pour les jeunes. C'est du bai avec deux exemplaires du gène crème. Le crème est un gène dominant incomplet, c'est à dire que szl9n s'il est présent en un ou deux exemplaires la dilution sera plus ou moins prononcée. S'il n'avait eu qu'in seul exemplaire du gène il aurait été isabelle.

    • titania

      février 4

      Bonjour, oui nous sommes éleveurs équins donc nous avons quelques notions de génétiques et avons d'ailleurs eu un étalon perlino pendant quelque temps. Mais merci d'avoir pris le temps de ces explications.

  5. Virginie

    février 6

    Quel plaisir de lire vos aventures, toujours avec émotion !
    Merci pour vos écrits.

  6. Fouillat

    février 7

    Oh quelle belle "histoire" vraie encore, pleine de tendresse de liberté, de larmes , de joie et d'amour, tout ça en même temps ! Finalement, les chevaux aussi aiment ! ! Des "frissons" m'ont recouverte en lisant, donc je comprend vos émotions en le vivant !!
    C'est une belle jument, un caractère à toutes épreuves, forte, elle a choisit le "meilleur" pour elle. Magnifiques photos, j'adore la dernière avec votre fille. Je vous souhaite que "Invictus" vous comble, et qu'il "raconte" à vos cotés une autre belle Histoire !

    • titania

      mars 3

      Merci pour ces mots !
      Oui une autre vision des mustangs, différente de l'approche scientifique, celle de l'expérience poétique... Quant à Denver, quelle jument en effet ! Je m'émerveille d'avoir croisé sa route, elle nous a tant appris et ce n'est pas fini ! Une belle histoire va continuer de s'écrire à ses côtés et aux côtés d'Invictus.

  7. Michelle

    mars 22

    Magnifique récit, trés émouvant..........

    • titania

      avril 7

      Merci Michelle <3

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