La nécessité d’une crique

La nécessité d’une crique


L'Odyssée couve en elle la magie de la métamorphose...

"Le petit pavillon peut à peine loger un lit à l'horizontale/ toute la journée je regarde les montagnes en me versant sans cesse à boire/ admirable quand dans la nuit avec le vent arrive la pluie/ dans l'ivresse le bruit en vain frappe à la fenêtre" Tu Mu, poète du 9e siècle

"L'ermite se tient à l'écart, dans un refus poli. Il ressemble au convive qui, d'un geste doux, refuse le plat. Si la société disparaissait, l'ermite poursuivrait sa vie d'ermite. Les révoltés, eux, se trouveraient au chômage technique. L'ermite ne s'oppose pas, il épouse un mode de vie. Il ne dénonce pas un mensonge, il cherche une vérité. " S. Tesson

Du 24 au 30 janvier 2018 - Nous sommes de retour à "notre" Crique. Les falaises, en forme de fer à cheval, sont tournées vers l'eau bleue, tranquille et peu profonde. Pour parachever la protection naturelle du lieu, l'homme a autrefois élevé des murailles de pierre pour se protéger d'éventuels assaillants venus de la mer ; on en devine encore les vestiges. La nuit, un hibou hante la roche à-pic ; le jour, ce sont les chèvres, agiles et braves.

Un matin, Mallory nous convainc de grimper jusqu'aux ruines du mur. De là-haut, la vue sur la petite baie ne peut qu'emplir le cœur de l'homme d'étonnement et d'émerveillement : tant de beauté venue du chaos ! En bas, les chèvres ont profité de notre absence pour envahir le campement et encercler le château-ambulant. Alanis découvre alors une tortue d'âge et de taille respectables : l'œil vif, sage et intelligent, elle nous observe et tourne même la tête pour contempler Mallo ; il a trouvé le trésor qu'il était venu chercher. Un peu plus loin, c'est la roche qui a pris l'allure d'une tortue géante surveillant la ligne d'horizon. Comme nous redescendons, les chèvres décident de monter, et notre petite équipée doit croiser la leur sur la sente minuscule. Prudemment mais non sans dignité, elles choisissent alors de s'écarter pour nous laisser passer, le bouc continuant de monter la garde, éternuant et crachant à l'adresse des chiens-loups. Puis comme chaque soir, nous allons marcher sur la plage en quête de bois flotté pour notre feu de camp sous les étoiles. Cette nuit, Milan rêve que nous partons en vacances, on aperçoit de la fumée, c'est un château-ambulant qui se transforme en maison ! Un songe prophétique ?

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Le lendemain, nous repartons crapahuter dans les rochers et rencontrons à nouveau la Tortue. Elle nous a peut-être reconnue car elle semble encore plus sereine que la veille tandis qu'elle plonge dans nos yeux son regard profond et malicieux. Elle accepte les caresses précautionneuses des garçons, de leurs doigts d'enfant couverts de peinture. Se déplaçant doucement dans cet univers de roches acérées, de buissons épineux et de pentes caillouteuses, elle nous rappelle qu'il faut adopter le pas de la nature, celui de la patience, et profiter du voyage tout en contournant sereinement les obstacles sans être obsédés par la destination.

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Les journées sont belles et ensoleillées et nous en profitons pour nous baigner tout au long de cette fin de mois de janvier. Parfois, j'aime à me tenir immobile debout dans la mer, sans rien faire, mais en laissant faire : en laissant le soleil, le vent et l'eau caresser ma peau. Les Lakotas disent que nos prières, portées par l'eau, voyagent dans l'espace (au travers du cycle de l'eau) mais aussi dans le temps (puisqu'une partie de cette eau est la même depuis l'origine et restera encore longtemps inchangée).

"L'homme libre possède le temps. L'homme qui maîtrise l'espace est simplement puissant. En ville, les minutes, les heures, les années nous échappent. Elles coulent de la plaie du temps blessé. Dans la cabane, le temps se calme. Il se couche à vos pieds en vieux chien gentil et, soudain, on ne sait même plus qu'il est là. Je suis libre parce que mes jours le sont." (S. Tesson)

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Avec ce mode de vie, les enfants - contrairement à ceux de leur siècle - peuvent dormir, jouer, et s'immerger dans la nature autant que le réclament leurs besoins fondamentaux. A peine levés, pas encore habillés ni coiffés, ils se précipitent dehors pour inventer des mondes imaginaires ou tirer à l'arc jusqu'à avoir les mains entaillées par le frottement. Ils reviennent alors avaler une tartine puis repartent aussitôt nager dans la crique paisible et tapissée de sable doux. Une rencontre inattendue entre Milan et un crabe, les laisse paniqués autant l'un que l'autre ! Pieds-nus sur la terre, ils sont parfaitement reliés à elle, sans qu'une semelle en caoutchouc les coupe de cet échange vital. Puis c'est à nouveau tir à l'arc, vélo, escalade... Le monde est leur terrain de jeu. Et quoi de plus sérieux ? Du côté des chiens, ce sont bagarres, folles courses-poursuites, siestes au soleil, destruction en règle de morceaux de bois, bains d'eau douce ou d'eau de mer, puis nouvelles courses-poursuites au milieu des flots. Moi-même pieds-nus, assise à même le sol après un bain frais et ragaillardissant, je me sens plus que jamais faisant partie du Tout. Je ne sais pas ce que cette nouvelle année me réserve - dans tous les cas il y aura des moments compliqués (c'est un euphémisme !) -, alors nous profitons intensément de ces heures et de ces jours bénis. Plus que jamais, le temps est notre plus grande richesse. Je suis libre parce que mes jours le sont.

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"Pour parvenir au sentiment de liberté intérieure, il faut de l'espace à profusion et de la solitude. Il faut ajouter la maîtrise du temps, le silence total, l'âpreté de la vie et le côtoiement de la splendeur géographique." (S. Tesson)

Nous commençons à connaître le lieu. Vous savez, peu à peu les dessins sur la falaise deviennent aussi familiers que les rides d'un visage ami. Les habitants réguliers - le cormoran du matin, les chèvres de l'après-midi et le hibou du soir - dévoilent leurs habitudes. Les chauve-souris font leur apparition remarquée. Connaître le lieu, c'est aussi connaître sa chanson : l'appel du hibou, un oiseau nocturne qui lui répond, le feu qui crépite doucement, le cri d'une chèvre au loin, le hibou qui reprend, la mer étale qui brusquement se réveille le temps de quelques vagues avant de s'éteindre à nouveau, le feu qui crépite... Ce soir, d'ailleurs, le hibou est en avance. Le soleil a disparu à l'horizon mais quelques ultimes lueurs perdurent et là, la silhouette de l'oiseau se dessine en ombre chinoise au sommet de la falaise qui protège la crique comme à la proue d'un formidable navire : ouh... ouh... ouh...

 

31 janvier 2018 - Deuxième pleine lune du mois alors que l'astre est au plus proche de la Terre et éclipse totale. Ah se baigner dans la mer un tel jour ! Quand je sors de l'eau avec les garçons, une mamie grecque, fichu sur la tête, est en train de cueillir des salades sauvages. Elle nous aperçoit et se précipite aussitôt vers nous en criant tant et plus. Ah que la barrière de la langue est frustrante ! J'essaie de lui expliquer que je ne comprends pas, elle se met à parler encore plus fort ! Comment lui dire ? Mais peu importe, le langage du corps est universel. Elle happe les garçons nus et grelottants, les serre, les embrasse tant et plus, toujours en s'exclamant de bonheur. Son amour est tellement sincère que ni Mallory ni Milan ne songent à s'offusquer de ce déferlement de baisers. D'ailleurs nous recevons régulièrement la visite des habitants du coin, et il est vrai qu'ils sont particulièrement ouverts à l'échange et aux étrangers que nous sommes, ravis de discuter avec nous de leur pays pour lequel ils éprouvent un amour profond ou de tirer quelques flèches avec les enfants !

L'après-midi, Yoann et Callista partent pour un peu de plongée, observer oursins, anémones, étoiles de mer et poissons. Ils reviennent les mains pleines de coquillages nacrés et Mallo s'exclame : "on dirait des aurores boréales !". Ce sont des coquilles d'ormeaux - ou "oreilles de mer" - qui, illuminées par le soleil, font comme des étoiles tombées sur le fond marin tant elles brillent et restent visibles de la surface, même à plusieurs mètres de profondeurs.

Enfin, en cette nuit d'éclipse et de pleine lune, Yoann fait un nouveau rêve très spécial : il se trouve dans une ville, entre dans une cour et d'un large tuyau sortent cinq tigres de cinq couleurs différentes - roux, sable, blanc, noir et gris anthracite -. Les cinq tigres, dans un silence absolu, se mettent à tourner autour de Yoann en se frottant à lui puis l'accompagnent en ville tout en ayant conservé leur tempérament sauvage et indompté.

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Jours suivants - Quelque chose a changé. C'est indéfinissable mais nous sentons que le moment du départ est proche. Mais comment se résoudre à quitter ce lieu paradisiaque fait de sable, d'eau bleue et de chaleur quand en France nous attendent la morsure de l'hiver et les assauts de l'incertitude ? Nous nous décidons malgré tout à partir... demain. A chaque fois une nouvelle dérobade. Demain. Demain. Demain.

5 février 2018 - Ce matin, Callista entend les pleurs d'un nourrisson dans la montagne, ténus ou lointains. Mais cela ne se peut. Au cours de l'après-midi, les enfants et moi décidons de remonter une dernière fois sur les remparts pour contempler la baie et les montagnes enneigées qui plongent dans la mer, assis sur les blocs de pierre, les jambes dans le vide et le visage au soleil. De nouvelles fleurs ont éclos aujourd'hui : blanches et dotées de cinq pétales, on dirait des étoiles oubliées là par la nuit. Alanis nous accompagne comme toujours et nous pouvons même la laisser en liberté car les chèvres ont quitté la crique tôt ce matin en direction de l'autre versant et du village ; si elles reviennent, leurs cloches nous alerteront bien assez tôt.

Puis le soleil passe derrière la falaise et soudain le froid nous fait frissonner ; nous décidons de redescendre. Calli entend à nouveau des pleurs de nourrissons, encore plus ténus et plus lointains qu'il y a quelques heures. Etrange tout de même. Comme nous arrivons presque en bas, je m'aperçois qu'Alanis a disparu. J'appelle, appelle encore, remonte de quelques mètres et soudain la voilà, un minuscule chevreau noir à la gueule. C'est sa première proie et elle la dépose à mes pieds. La première proie d'un loup, c'est certainement ce qu'il peut offrir de plus précieux. Pourtant je suis incapable de réagir comme il faut, d'accepter le cadeau ; je suis proprement horrifiée. J'ai saisi le chevreau encore tiède et mes mains sont tachées de sang. Il est mort. Que faisait-il seul dans la montagne loin de son troupeau ? Depuis combien de temps n'avait-il pas tété ? Connaissait-il seulement le goût du lait ou avait-il été abandonné dès la naissance ? Callista ne s'était pas trompée, un bébé pleurait dans la montagne. La culpabilité et le chagrin s'abattent sur nous. Oui on peut pleurer la mort d'un être qu'on n'a pas connu. Alanis a simplement agi par instinct. Mais peut-être est-ce la sagesse de la nature que d'offrir une prompte mort à la créature d'ores et déjà condamnée ? Peut-être même est-ce commisération ? Peut-être encore sont-ce les anciens dieux qui ont exigé, comme autrefois à Delphes, ce sacrifice ? Peut-être... Mais désormais nous ne pouvons plus rester. Le lieu a un goût de mort, le départ aussi. Peut-être fallait-il le trépas d'un chevreau innocent pour nous chasser d'ici, comme il avait fallu la naissance d'un hiver implacable pour nous chasser de notre crique jumelle dans le grand nord.

Il reste encore un peu de soleil à la pointe. Je me tiens dans la lumière et fais mes adieux au lieu et à ses habitants. Au cours des longs hivers canadiens, ce sera bon de penser qu'il y a quelque part en Grèce, une crique belle et immortelle, chaude et inondée de lumière.

Fin de notre odyssée. Il est temps de rentrer.

Notre site internet :
http://www.mnd-elevage-paint-horse.com

Commentaires

  1. Océane

    juillet 19

    Cet article aussi est superbe...j ai les larmes aux yeux je pleure souvent pour des êtres que je ne connais pas ☺ et souvent ils font partie du règne animal...
    Que de rencontres dans cette crique! La mamie grecque ça devait être quelque chose!
    La tortue....tout un symbole pour les amerindiens...
    Tes petites têtes blondes sont à croquer!
    Calli au câlin avec je dirai atala mais je n en suis pas sûre...la scène est belle et je suis sûre réelle, le câlin était présent pour les deux...
    C est beau de prendre le temps et de découvrir la vie qu il peut y avoir dans ce lieu.
    Toujours pareil désolé mais tes photos sont sublimes!
    Et merci à ton fils! Quand j ai vu la photo des coquillages je me suis dit mais que c est beau et ça me fait penser à quelque chose! Mais il a raison ces coquillages renferment des aurores boréales! !! 😍😍

    • titania

      juillet 20

      Oui c'est Atala ! J'aime beaucoup cette photo, le mélange de sérénité et de présence qui s'en dégage...
      Je crois que c'est la clef de ré-apprivoiser le temps, de ne plus en avoir peur, de ne plus l'occuper, de se rappeler aussi que c'est ce que nous avons de plus précieux à offrir et à s'offrir, de retrouver l'éternité dans chaque instant au lieu de répéter qu'on ne voit pas le temps passer ou que tout passe à toute vitesse...
      Hi hi, oui les aurores boréales étaient dans le nord mais, d'une autre manière, on les a retrouvées dans le sud ! Comme beaucoup d'autres choses d'ailleurs...
      Oh merci pour le compliment, ça me va toujours droit au coeur !!

  2. Nico

    juillet 25

    Ouah, encore un article qui me touche beaucoup Tita. Complètement immergé dans ton récit.
    L'impression de ressentir pleinement l'ambiance du lieu. C'est magique ! Tellement magique que les chiens peuvent courir sur la mer 🙂
    Et la photo du câlin est juste sublime ! On ressent beaucoup l'amour, la complicité, la sincérité, le réconfort.
    Merci de nous faire partager ces moments merveilleux.

    • titania

      juillet 25

      Ce lieu nous a profondément imprégnés et on s'y est senti tellement heureux... J'ai essayé de transmettre un peu de sa magie, de sa beauté et de sa sérénité. Oui tu as vu, les chiens se sont presque transformés en dauphins ! Incroyables !
      Ah la photo dont tu parles, je l'adore ! Ma fille et Atala <3 Deux espèces, une seule famille !

  3. Auriane

    juillet 26

    Un article doux, respectueux, pleins d'amour. Lorsqu'on a trouvé un coin où l'on est bien, heureu.se.x, il est toujours difficile de le quitter mais je pense que c'est ce qu'il fallait pour avancer dans votre nouveau chemin. Je ressent aussi de la tristesse pour les êtres qui me sont inconnus, c'est naturel lorsqu'on est en connexion avec la nature. On ressent bien que vous vous plaisiez dans cette crique, vous, Yoann, les enfants ou encore les chiens-loup. Ce petit paradis vous a offert paix et sérénité au moment où vous en aviez besoin.
    De très belle photos qui dégage du bonheur. Merci pour ce partage.

    • titania

      juillet 26

      Oui je me souviens vraiment de ce lieu comme d'un havre, et de ce moment comme un temps de répit. Des jours effectivement très joyeux, un cadeau de la vie sur une route riche mais pas toujours tranquille 😀 ! Et la sensation de finir la boucle, que tout est imprégné de sens... Comme toujours merci pour tes mots et ta sensibilité Auriane

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