LA BREBIS ET LE CONDOR

LA BREBIS ET LE CONDOR


Un titre qui sonne comme une fable et un texte qui en a la légèreté. Or, dit-on, la fable serait une sorte d'alphabet de l'humanité qui aurait permis d’écrire les premières certitudes philosophique (G. K. Chesterton). Ici néanmoins, nulle certitude, mais un cheminement qui se cherche et qui cherche à lire le langage du monde. Car devenir un « immigré », un « migrant », un « expatrié » … c’est bien davantage ou bien autre chose qu’un simple processus administratif. C’est une transformation. Et une transformation qui touche à l’essentiel. Pourquoi quitte-t-on son pays et que ressent-on à l’heure d'immigrer ? C’est la question à laquelle j’ai essayé de répondre.

« A l’instant où l’esclave décide qu’il ne sera plus esclave, ses chaînes tombent. » Gandhi

 

Je suis une fille de la Provence.

La maison de ma mère, crépis orange et volets vert amande, donne sur le Val de Durance, impétueuse rivière aujourd’hui domptée : des trois fléaux de la Provence cités par Dumas il ne reste plus que le Mistral. Je suis une fille du Vent.

Les montagnes, les rivières et les grands chênes du plateau ont structuré, enfant, ma géographie. Côté pierre : le Rocher de Hongrie, Gâches, les Monges, au loin la barre des Ecrins ; côté onde : la Durance bien sûr mais aussi le Buëch, la Méouge et l’un de ses petits affluents, frais et méconnu, ombragé et anonyme. Cet été encore je me suis baignée dans ses bassines en compagnie des serpents. Les arbres, eux, n’ont pas de nom comme les rus ou les sommets. Mais il fait bon, que l’on soit petit ou grand, se réfugier sous leur ramure quand le soleil calcine toute chose, quand les nuages crèvent en averse ou quand le cœur a ses tempêtes.

La Provence aime l’été : quand il fait tellement chaud que tout est silencieux, même les cigales ; quand les robes à volant caressent les mollets dorés des femmes ; quand les pieds nus se pressent sur le carrelage glacé ; quand le soir l’orage gronde et que trombes d’eau et rais de lumière tombent du ciel à la verticale, noires et dorés. Noires et dorés. En Corée, cela s’appelle le mariage du Tigre. Le reste du monde m’a souvent paru gris en comparaison des explosions de couleurs, de saveurs et d’odeurs de cette Terre du sud. Comme un tableau de Cézanne. Mais c’est une terre qui m’oppresse aussi. Comme un récit de Marcel Pagnol ou comme une histoire de Jean Giono.

C’est cet été que je fais mes adieux à la Provence. Plusieurs mois avant notre départ pour l’ouest canadien mais à ce moment de l’année où la Provence rayonne et se consume dans toute sa gloire. J’ai savouré consciemment chaque message envoyé par mes sens dans chacune de ses infimes variations : le contour des pics et des crêtes un million de fois contemplés, la fraîcheur du rosé dans ma gorge, le vol des mouettes qui redescendent le soir vers la mer méditerranée et qui offrent parfois aux rayons rasants leur flanc immaculé, le temps d’une très légère oscillation… Je suis une fille de la chair.

Le jour, dans la pénombre des volets à peine entrebâillés, je travaille à la table de la cuisine. La même où je faisais mes devoirs enfant. La chaleur étouffante essaie de pénétrer par la fente qui dessine un trait de lumière sur la nappe. C’est drôle, on rêve de grands espaces et de liberté et on se retrouve coincés sur une chaise à dresser des inventaires chiffrés pour la douane. On prend un objet dans le carton, on l’inscrit sur le listing, on lui attribue une valeur financière, on le repose dans le carton. Qu’emporte-t-on ? Essentiellement des livres, un peu de matériel de montagne, des tableaux, quelques objets dont la valeur est sentimentale. Ma théière en fonte. Et la bouilloire rouge aussi, celle qui a sifflé tout au long de notre tour de l’Europe, tantôt sur la gazinière de notre château-ambulant, tantôt sur nos feux de camp dans les forêts boréales. Dites-moi ce que vous emporteriez et je vous dirai qui vous êtes ! Intérêt d’une étude anthropologico-photographique sur le sujet.

Dans la même veine, qu’achèteriez-vous en vue du grand départ ? Pas de vêtements. Ce serait gaspillage, il paraît que les canadiens seuls savent s’habiller pour le froid. J’opte pour un peu de lingerie française, ce n’est ni lourd ni volumineux, j’espère que ce n’est pas cliché. La vendeuse, italienne, pas loin de deux mètres au garrot et des allures de maquerelles pour lupanar de luxe m’apporte un soutien-gorge dans la loge de satin et de velours : « Il est très beau mais il n’y a que le haut » me prévient-elle, « tant pis, tu iras cul-nu ma chérie. » (n’oubliez pas de remplacer tous les « u » par des « ou » pour savourer pleinement la formule). Elle me plaît beaucoup. J’aime le relief, dans le paysage comme chez les gens. A l’extérieur de la boutique, toute la ville est en effervescence et se prépare bruyamment et joyeusement aux fêtes médiévales. Pendant que je me rhabille, j’entends l’assistante grommeler « faudrait pas nous faire croire qu’ils étaient aussi heureux au Moyen-Âge ! ». Pourtant je songe que c’est possible, j’ai dû lire quelque part que la proportion de gens contents est constante. Car le bonheur est affaire de disposition intérieure. En somme, on est plus ou moins doués pour être heureux. Est-ce que c’est injuste ?

Mais trêve de bavardage ; que ressent-on à l’heure de quitter son pays ? Beaucoup de choses assurément. Beaucoup de choses que je ne soupçonnais pas. La lenteur administrative est nécessaire à la lenteur de l’âme. Il lui faut du temps pour être prête. Et de même que notre dossier d’immigration devait être accepté, il nous semblait devoir parallèlement réussir un examen d’un tout autre enjeu : clarifier les raisons qui nous poussaient à partir. Pas de tricherie face à nous-mêmes. C’était l’heure de la vérité toute nue. Partir pour de « mauvaises » raisons, « fuir » quelque chose ou quelqu’un, aurait été de mauvais augure pour commencer une nouvelle vie là-bas. Mais, comme on tombe amoureux, je découvrais qu’il n’y avait pas non plus de « bonnes » raisons. On aime parce qu’on aime. Tout simplement. On était tombé amoureux d’une terre. On quittait la maison de l’enfance parce que notre place était désormais au Canada et que notre Légende Personnelle nous entraînait là-bas. A l’heure de vérité, je palpitais d’émotions entremêlées et contradictoires. Plus le départ approchait, plus j’avais peur que la liberté m’échappe au dernier instant. Je commençais doucement à comprendre qu’on ne peut conquérir qu’une liberté extérieure à la mesure de la liberté intérieure acquise. Je ne devais pas partir pour trouver la liberté ; mais trouver la liberté pour partir. C’est le langage du monde qui me l’a enseigné, et voici comment.

Je connaissais une bergerie provençale dont les moutons ne sortaient jamais. Ils ne connaissaient pas la lumière du soleil, la caresse du vent sur leur laine ni le goût de l’herbe de printemps. Ce même été, une des brebis finit par passer – je crois sans le vouloir – la barrière qui retenait le troupeau prisonnier et se retrouva libre, mais toujours dans le bâtiment. Je la regardais avec passion : elle n’avait désormais plus que quelques pas à faire pour découvrir enfin la lumière du soleil, la caresse du vent sur sa toison et le goût de l’herbe à cette saison. Il n’y avait plus d’obstacle. Mais elle eut peur. Soudain sa liberté nouvelle la terrorisa. Elle ne voulut pas faire les quelques pas qui la séparaient du dehors mais au contraire se jeta violemment contre les barreaux pour retrouver sa prison rassurante. Mais maintenant les barreaux la rejetaient. Elle tomba en arrière, se releva, et dans sa folie continua de se jeter en avant, ignorant la douleur de son corps et l’absurdité de son comportement. De compassion, Yoann lui ouvrit la porte de sa prison. Elle se précipita à l’intérieur, rassurée. Elle ne connaîtrait jamais la lumière du soleil, la caresse du vent et le goût de l’herbe à chaque saison.

A peu près à la même période, je découvrais les images d’un condor qu’on relâchait après l’avoir soigné d’une blessure. L’oiseau immense se tenait en haut de la falaise. Immobile. J’avais envie de lui crier de s’envoler avant qu’il ne soit trop tard, avant que quelqu’un ne change d’avis, avant que la liberté – si proche – ne lui échappe. C’est ce que j’aurais fait, m’envoler sans attendre. C’est ce que je voulais faire. Au contraire, le Condor était parfaitement serein. Comme si rien ni personne n’avait le pouvoir de lui retirer sa liberté. Pas même lui. Parce que de fait, rien ni personne ne pouvait lui retirer sa liberté. Il était. Et il était libre. Deux états indissociables chez lui. Toujours immobile, il contemplait l’immensité qui s’étendait devant lui. Puis il étendit ses ailes, sans quitter le sol, simplement pour éprouver à nouveau la joie du vent dans ses plumes. Longtemps. Puis il les referma et, sans hâte et sans regret, détourna son regard de l’espace sans limite qui s’offrait à lui et revint vers la terre et les personnes qui avaient pris soin de lui durant sa convalescence. Il prit le temps de dire merci. Puis doucement il se retourna à nouveau et d’un ample mouvement d’ailes, sans une hésitation, il prit son envol. En fin de compte, la liberté ne lui avait pas échappé, il était la liberté.

A ce moment, j’éprouvais doublement la peur soudaine de l’inconnu et l’ivresse du vent dans mes ailes. Je devais me dépêcher de parcourir le chemin de la brebis vers le seigneur du ciel.

Commentaires

  1. Béa

    janvier 7

    C'est... Trop court !! 😀
    J'attends la suite avec impatience, je vous suis depuis le début du road trip.
    Tes écrits sont une merveille. Tu m'as redonné le goût pour la lecture, c'est dire !

    • titania

      janvier 9

      Oh merci, un petit message qui fait vraiment plaisir !!

  2. Angélique Biller

    janvier 7

    ... OH WOW...! Quelle Plume (de Condor, va sans dire 😉 )! Tes mots sont magiques et font vraiment du bien à qui les lit.
    Oui, c'est impressionnant la Liberté, le départ vers d'autres pâturages, vers d'autres horizons.
    Oui, le coeur reste nourri de ses terres d'enfance et pourtant il peut rêver grand, et réaliser ses rêves s'il accepte de battre aussi fort que les ailes du Condor au décollage (j'ai vu cette vidéo aussi, à travers mes larmes d'émotion, elle est magnifique, on retient son souffle).
    Oui, la Brebis est aussi une parcelle du coeur qui aime la sécurité, qui se sent vulnérable de par le vaste monde, et qu'il faut rassurer avant d'être/de se sentir libre.
    Merci de partager toutes ces étapes qui jalonnent la décision de vivre jusqu'au bout le désir de Liberté Sauvage qui se réveille parfois en nous <3

    • titania

      janvier 9

      Bon Angé, comment tu fais, tu m'offres toujours une nouvelle perspective, tu comprends toujours mieux mes textes que moi ! En tout cas, merci, grâce à toi je découvre que j'ai un peu trop malmené ma part brebis et qu'il est temps que je reconnaisse qu'elle s'est montrée très courageuse <3

  3. Sharka

    janvier 7

    Des textes enivrant, et en arrivant au bout, le regret que ce soit déjà la fin tellement nous sommes plongés dedans !
    Merci pour ces partages
    Merci pour cette sincérité

    • titania

      janvier 9

      Merci à toi Sharka !

  4. Océane

    janvier 8

    Quel bonheur de te relire!!! Je crois même que c est encore plus fort qu avant! Un véritable plaisir! La petite brebis me rappelle presque l histoire de la chevre de M. Seguin...mais moins téméraire finalement...
    La vidéo du condor je l ai vu elle est fabuleuse...
    C est touchant quand tu décris la maison de ton enfance...on a tous une maison qui nous parle...tout comme les lieux....
    Vivement la suite!!!!

    • titania

      janvier 9

      Merci Océane ! En fait je me rends compte qu'on a tous la brebis et le condor en nous <3
      C'est la seule maison où j'ai passé plus de 3/4 ans, j'ai enchaîné les déménagements ensuite, alors oui c'est un point fixe, un repère...

  5. Thilda Lehacque

    janvier 8

    Ah, c'est merveilleux de se replonger dans les fous-rires et les émotions de ce stupéfiant été !

    • titania

      janvier 9

      Oui, c'est dans les détails et les anecdotes qu'on retrouve l'âme d'un pays 😀

  6. Auriane

    février 28

    Les souvenirs d'enfance sont ceux qui nous marquent le plus je pense, c'est en tout cas mon cas. Mon besoin de liberté, de nature je l'ai grâce à mes étés passé dans un terrain presque vierge avec juste des caravanes et un petit cabanon avec la douche et la cuisine. Courir nu-pieds sur l'herbe fraîche puis chaude, s’allonger par terre et rester des heures sans rien faire, apprécier le vent doux sur la peau... C'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai du mal à rester enfermé même si j'ai laissé la société me "reformaté" ces dernières années dû à ma dépression.. Je recherche, cependant, à présent de nouveau cette joie et simplicité que j'avais enfant.
    La phrase :"Je ne devais pas partir pour trouver la liberté ; mais trouver la liberté pour partir." est tellement vraie et me touche au plus profond de moi.

    Merci encore pour ce récits, ce partage de souvenirs et d'histoires ♥

    • titania

      mars 30

      Merci Auriane... L'impression certains jours qu'on passe nos vies d'adultes à guérir nos blessures d'enfance mais tu as raison, en même temps, il y a dans l'enfance le souvenir de qui on est au plus profond et aussi toutes les expériences qui nous ont façonnés, souvent des choses très sensorielles, très instinctives. Le goût de ce qu'on doit (re)trouver <3

  7. Jeff

    août 28

    je vous ai découvert dans Newestern et instantanément aimé votre écriture. A quand un bon roman d'aventures 4 saisons, au cœur d'une belle nature, loin de la civilisation et à cheval bien sûr ???

    • titania

      septembre 13

      Bonjour Jean-François, je viens de découvrir votre message avec beaucoup de plaisir ! Je rêve de ce livre alors merci pour vos mots qui sonnent comme un encouragement à oser !

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