J’ai rencontré Grand Aigle sur la Terre des Ours

J’ai rencontré Grand Aigle sur la Terre des Ours


Nous avons atteint le point le plus au nord de notre tour d'Europe. Nous sommes en Arctique, au-delà du 70e parallèle, juste à l'est du Cap Nord. Et là, à la cime du monde, trois aigles. Trois aigles, trois rencontres, trois histoires. Or il y a un peu plus de vingt ans, je vivais l'instant de mon enfance le plus mémorable : la rencontre avec trois aigles royaux dans les Alpes (un couple et leur petit encore au nid). Plus notre voyage avance dans le temps, plus il se fait pèlerinage. C'est un retour sur notre histoire - aussi bien individuelle que familiale et ancestrale -, une façon de boucler la boucle et de clore le passé en le revisitant pas à pas. J'ai retrouvé Grand Aigle.

"Entre les rivages des océans et le sommet de la plus haute montagne est tracée une route secrète que vous devez absolument parcourir avant de ne faire qu'un avec les fils de la Terre." Khalil Gibran

"Jeunesse qui t'élances/dans le fatras des mondes/Ne te défais pas à chaque ombre/Ne te courbe pas sous chaque fardeau/Que tes larmes irriguent/Plutôt qu'elles ne te rongent/Garde-toi des mots qui se dégradent/Garde-toi du feu qui pâlit/Ne laisse pas découdre tes songes/Ni réduire ton regard/Jeunesse entends-moi/Tu ne rêves pas en vain" Andrée Chedid

 

21 septembre 2017 - L'Arctique. Étymologiquement, la Terre des Ours, en référence aux constellations de la Grande Ourse et de la Petite Ourse, toutes deux situées près du pôle nord céleste. Mais de fait, c'est l'Arctique et non l'Antarctique qui est le royaume des ours polaires. Nous avons seulement passé la frontière norvégienne, tout au nord de la Finlande, le long de la frontière avec la Russie, mais impossible d'ignorer le changement. Aux forêts et aux lacs qui constituaient notre environnement familier succède, aussitôt la ligne franchie, un paysage radicalement différent : les bois de pins parfumés laissent tout d'abord la place à une végétation de bouleaux nains, leur parure d'automne déjà passée, puis à des buissons ras aux couleurs vives. Nous découvrons la toundra. Toute la nature raconte le climat rude et froid de ces contrées tout en haut du monde. Là, nous arrivons en vue de la mer de Barents, un nom qui m'évoque aussitôt les récits d'explorateurs que je lisais adolescente. Et voilà que je la contemple de mes propres yeux alors que rien, il n'y a quelques mois seulement, ne laissait présager cette incroyable aventure. Nous avons maintenant laissé derrière nous les derniers arbres pour découvrir un univers de roche exceptionnel. Simultanément, les nuages se dissipent, juste à temps pour laisser apparaître les derniers rayons du soleil couchant ! Quelle joie, car sa lumière nous aura fait défaut tout au long de notre traversée de la Finlande. Nous continuons à longer la côte à la recherche d'un lieu de bivouac mais le temps s'étire, ici les distances à vol d'oiseau sont sans commune mesure avec les distances réelles. La côte est délicatement ciselée et de ce fait les routes sont étroites et sinuent interminablement. Nous scrutons la mer transparente et turquoise : dans ces eaux froides nagent orques, bélougas, cachalots, baleines à bosse, phoques, morses et autres mammifères immensément respectables... mais déjà la nuit tombe. Nous traversons de charmants villages ; à chaque fenêtre une lumière. Certainement une façon de conjurer l'obscurité du long hiver tout proche mais, ce soir, toutes ces lueurs donnent au voyageur égaré l'envie de pousser la porte et d'entrer. La route se fait de plus en plus étroite, se faufilant à peine au milieu des roches noires et acérées. Dans la lueur fantomatique des phares, elles forment les crêtes de terrifiants dragons. Parfois une petite maison de bois coloré parvient à se loger au milieu du grand fracas des pierres et de toute cette solitude, et j'essaie de me représenter la vie ici, au bout du monde. De la roche, de la glace et quelques hommes.

Mais comme si la fantasmagorie du lieu n'était pas déjà à son apogée, une lueur diffuse apparaît dans le ciel noir. Bientôt il n'y a plus de doute : de vert pâle presque gris, la coloration va s'intensifiant ; l'aurore boréale prend forme. Elle trouve d'abord l'apparence d'un serpent dressé dans le ciel. Nous roulons toujours, j'ai le visage collé à la vitre, perdue en contemplation. L'Aurore se fait et se défait, nous continuons de rouler. Et puis l'arrêt. A peine le pied posé sur le sol, l'Aurore se déploie enfin et danse dans le ciel étoilé, lançant de longs bras à travers les cieux et finissant par être partout à la fois. Des étoiles filantes traversent les drapés de lumière. Longtemps les Aurores continueront de se mouvoir au-dessus de notre château-ambulant ; aucun espoir que les enfants s'endorment tôt : allongés dans leur lit, ils ne perdent pas un frétillement de ce ballet  nocturne sur lequel donne leur fenêtre de chambre et ne succomberont au sommeil que malgré eux, le visage encore tourné vers les cieux.  Quel prix cela a-t-il ?

 

22 septembre 2017 - En avril dernier, nous étions près de Sagres - ville célèbre à la pointe sud-ouest du Portugal et d'où s'élançaient les meilleurs navigateurs -, et aujourd'hui nous sommes près de Vardo, à l'extrême nord-est de l'Europe ; la sensation de bout du monde est indéniable. Le paysage ne ressemble à rien de connu, j'ai l'impression d'avoir abordé aux rivages de mes lectures. Un ruisseau dévale de la montagne vers la mer, les enfants y puisent généreusement avec leurs petites kuskas. Après ça, ils ne comprendront plus jamais qu'on puisse vivre en des lieux où l'eau des torrents n'est pas potable. Ici chaque inspiration vous emplit d'air pur et chaque gorgée d'eau sauvage. Ce serait presque suffisant pour le corps, en tout cas ça l'est pour mon âme. Mon dos ne me permet toujours pas d'aller marcher et je ne peux accompagner la tribu dans l'exploration de ce nouveau territoire. Alors je prends mon mal en patience et profite de la vue sur laquelle donne aujourd'hui ma fenêtre. Les volutes de fumée montent doucement de la tasse de thé brûlante que j'étreins ; dehors il souffle un vent à décorner les bœufs musqués. Mais que la lumière est belle ! Et intense ! Je me tiens entre le rivage de l'océan et le sommet de la haute montagne, physiquement et spirituellement, et je sens que je tombe chaque jour un peu plus en amour de la solitude ainsi que de la paix et de la liberté qu'elle me procure. Chaque jour un peu plus, je m'éloigne du monde des hommes... Les hommes qui ne réalisent pas leurs Rêves me font peur.

Ce soir, au moment de s'endormir, Mallory s'inquiète : les ours polaires ne risquent-ils pas d'être attirés par l'odeur des croquettes des chiens dans la soute ? Une petite vérification s'impose : mais non, les ours blancs sont au Svalbard, sur le 78e, nous pouvons dormir tranquilles.

23 septembre 2017 - Le vent est tombé, les nuages vont et viennent, sculptant la lumière, et il fait doux. Nous passons le petit-déjeuner à observer la danse des oiseaux de mer jusqu'à ce que tout ce petit peuple se disperse brutalement : fugitive silhouette au vol plein de grâce, l'Aigle arrive !

Il y a tout près de notre château-ambulant un étrange rocher. Il évoque vaguement la silhouette sombre et trapue d'un ours et, ainsi dressé au milieu de la toundra, il impressionne beaucoup les chiens. Alors que j'accompagne la tribu en exploration et, comme nous passons près de la statue de pierre, les chiens se comportent vis-à-vis d'elle comme d'une personne à la fois bien vivante et étrangère à la meute : ils l'observent tout en restant sur la réserve, la contournent à distance prudente et Alanis tente même un aboiement. Pour accéder aux montagnes, il n'y a pas de chemin à proprement parler, mais des sentes d'animaux qui longent les torrents puis grimpent vers les sommets arrondis. Les buissons ras connaissent une explosion de couleurs et les myrtilles sont naturellement énormes, elles viennent tout juste de profiter de plusieurs mois de soleil, jour et nuit. Nous grimpons doucement mais régulièrement et bientôt nous pouvons embrasser notre territoire du regard. Atala est comme une reine visitant son royaume et ses yeux brillent d'un nouvel éclat. 

Comme nous redescendons, Callista s'exclame : "L'aigle !". Son doigt indique la silhouette immense et solitaire qui tourne gracieusement au-dessus des contreforts rocheux et qui soudain s'élance en ligne droite et passe... juste à la verticale de notre petit groupe ébahi. C'est un pygargue, encore appelé aigle pêcheur, mais pour moi ce sera toujours Grand Aigle, une rencontre avec le Grand Esprit.

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Puis le torrent nous ramène en bas, au pied de la montagne, mais nous ne nous arrêtons pas au bivouac, car il nous invite à le suivre jusqu'au rivage où il se dissout dans la grande eau. Est-ce toujours la mer de Barents ou déjà la mer de Norvège ? Au fond peu importe, c'est l'Océan Arctique. C'est drôle comme tous ces noms nous font oublier que les mers et les océans du monde entier communiquent et ne font qu'un ; ils relient davantage qu'ils ne séparent. Sur la grève, un cairn de galets, des oursins de couleur, une mouette savourant une étoile de mer. Nous rentrons prendre un thé brûlant et une soupe de lentille. Cette nuit le ciel est dégagé, nous nous préparons à retrouver les Aurores Boréales, un rendez-vous qui nous sera bientôt familier.

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Ça y est, elles arrivent, immenses et vertes et bientôt elles recouvrent l'ensemble de la voûte étoilée, sans rien dissimuler de son scintillement. Elles enflent, donnent une impression de respiration, de vie. Elles se mirent sur la surface de la mer, pour nous offrir deux fois plus de beauté. Puis pour la première fois, elles semblent parcourues de frissons qui les ornent d'un ourlet rose flamboyant. Yoann est certain de les entendre.

24 septembre 2017 - Comme nous reprenons la route, longeant la côte vers l'ouest, Yoann aperçoit un aigle posé à même le sol, observant la mer. Il stoppe net le moteur et je descends, le cœur battant à tout rompre. Tandis que je m'approche de ce seigneur des cimes, de ce prince des nuées, je m'efforce de garder mon calme, d'envoyer au formidable oiseau des pensées apaisantes mais il y a un tel déferlement d'émotion en moi que je dois lui faire l'effet d'un grand vacarme. Je suis maintenant toute proche de lui, je n'en reviens pas d'une telle proximité. J'approche à pas menus, à demi-courbée, et lorsqu'il prend finalement son envol, je pense l'avoir effectivement dérangé. Mais il me permet ainsi d'admirer sa formidable envergure, d'apprécier la grâce de son vol de chasse et, lorsque de la pointe de ses rémiges tendues il effleure la surface de la mer, je suis submergée par le vertige de cette rencontre. Alors, comme pour me rassurer quant à mon intrusion, il revient se poser sur son observatoire et reprend sa méditation.

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Nous reprenons la route, un deuxième aigle est posé un peu plus loin. A nouveau je m'approche à petit pas, à nouveau je tente en vain de calmer les battements de mon cœur, à nouveau je suis tout près... il se retourne, pose sur moi des yeux qui ne cillent pas, le regard de l'Oiseau croise celui de la Fille. Seuls les fous comprendront !

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Commentaires

  1. Océane

    mars 22

    Magnifique. ..prenant....comme un super bouquin qu on lit et relit avec toujours la même émotion. J en ai les larmes aux yeux en imaginant la beauté des aurores dansant pour vous accueillir. Mon rêve serait de voir un aigle en liberté!
    Qui dit Grand Aigle dit peut être yakari et petit tonnerre un jour prochain!😉
    Plus je te lis plus mon côté "peur de la foule" émerge en moi! J aime le partage avec les gens "sains" mais je fuis les attroupements préférant de loin en prendre plein les mirettes que plein les feuillons!
    Si je m écoutais je crois que demain j achèterai un camping car et je file en haut et je fais comme tes petites têtes blondes.
    Au passage la remarque de mallory ❤ pertinente et suffisamment réfléchie pour être vérifiée.
    Merci pour ces partages.

    • titania

      avril 8

      Merci à toi Océane de prendre le temps de laisser quelques mots ! Cette rencontre m'a fait vivre parmi les minutes les plus intenses du voyage ! Le grand nord, terre de magie... je te souhaite de belles aventures !!

  2. Thilda Lehacque

    mars 23

    Ah ! Ces photos que j'étais si impatiente de voir ! En les contemplant, j'ai respiré amplement l'air de ce pays aimé des dieux ... le pays des Hyperboréens, auxquels Apollon aimait à rendre visite. Et l'Aigle ! L'initiateur, le messager des dieux ...
    Et tout votre périple a pris pour moi un sens nouveau. On dit en effet que c'est un Hyperboréen, Olen, qui a fondé l'oracle de Delphes. D'ailleurs, lorsque les Galates ont assiégé Delphes, ils auraient été effrayés par des spectres d'Hyperboréens. Etroite connexion donc !

    • titania

      avril 8

      Oh mais c'est passionnant ! Tout-à-coup tout s'éclaire ; je vais aller creuser de ce côté-là !

  3. Auriane

    mai 5

    Une rencontre avec la nature pure, et une rencontre avec de grands esprits. Une joie de vous lire comme toujours. Une nature paisible, une contrée qui ne demande qu'à offrir ses énergies avec des êtres aimants et compréhensifs.
    De magnifiques photos encore, des couleurs vives, des envies d'évasion. Merci.

    • titania

      mai 27

      Oui un des moments/lieux/rencontres les plus fort(e)s du voyage ! J'espère effectivement avoir semé quelques graines d'évasion !!

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