Interstices
Ô Muse, conte-moi l'aventure de l'Inventif : celui qui pilla Troie, qui pendant des années erra, voyant beaucoup de villes, découvrant beaucoup d'usages, souffrant beaucoup d'angoisses dans son âme sur la mer pour défendre sa vie et le retour de ses marins sans en pouvoir pourtant sauver un seul, quoi qu'il en eût : par leur propre fureur ils furent perdus en effet, ces enfants qui touchèrent aux troupeaux du dieu d'En-Haut, le Soleil qui leur prit le bonheur du retour... A nous aussi, fille de Zeus, conte un peu ces exploits ! Odyssée, I, 1-10
31 décembre 2017 - Les troupeaux d'Hélios
Nous avons déniché un lieu de bivouac paisible : c'est une place herbeuse au cœur d'un village sicilien, sur les hauteurs. De là-haut on peut voir la mer et les célèbres Gorges Cava Grande de Cassibile qui abritent une nécropole du néolithique creusée dans la roche. Au-delà, l'Etna enneigé et la presqu'île d'Ortygie (Syracuse) qui s'étire sur l'onde miroitante ; on croirait un mirage. Je suis réveillée par le soleil levant, il fait si chaud en ce dernier jour de l'année 2017 que nous avons dormi les fenêtres grandes ouvertes. Dehors les oiseaux chantent à tue-tête. Trois taureaux en liberté nous tiendrons agréablement compagnie pendant ces quelques jours. Ils sont beaux, puissants et paisibles ; seraient-ils les lointains descendants du troupeau du Soleil ?
1er janvier 2018 - Interstice en grand
Randonnée aux Gorges. L'accès, autrefois payant, est fermé depuis quatre ans suite à un incendie. Toute une économie a disparu avec le tarissement du tourisme de Cava Grande : les commerces sont clos, les maisons à vendre ou abandonnées. Avec le frisson accompagnant la transgression, nous franchissons le portail cadenassé (nous ne pouvons hélas pas hisser Atala et Diurach qui doivent en conséquence nous attendre au château-ambulant) et découvrons un interstice inespéré, un véritable oasis de solitude, de silence et d'ensauvagement ! Le canyon énorme, creusé par l'ouvrage inlassable de l'eau, s'ouvre devant nous : vide d'hommes. Quelle trouvaille ! Quelle plus belle façon de commencer l'année ?! Nous descendons au milieu des sauges de Jérusalem et d'autres plantes aux noms inconnus. Tout au fond, des bassines d'eau transparente taillées dans la roche reflètent le ciel azuré. Les seuls habitants sont des bergeronnettes des ruisseaux pleine de vivacité. La lumière ruisselle. Et l'eau écumeuse fait ressurgir chez Alanis des instincts de grizzly gourmand !
2 et 3 janvier 2018 - "Je crois à la perfusion de la géographie dans nos âmes" (Tesson)
Nous saluons une dernière fois nos trois taureaux et descendons encore plus au sud. Les "premières fois" et les "dernières fois" - ainsi que toute l'intensité qui caractérise ces moments particuliers de la vie -, sont une définition du voyage. Sur la route, chaque instant est une "première fois". Puis arrêt chez l'habitant au cœur d'une réserve naturelle à la pointe sud-est de la Sicile. L'atmosphère des poèmes de Gérard de Nerval est partout : Rimbaud était au cœur des tempêtes du Nord, l'auteur d'El Desdichado habite chaque montagne, chaque corolle et chaque tragédie du Sud ! "Je suis le Ténébreux, - le Veuf, - l'Inconsolé /(...)/ Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m'as consolé, / Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie, / La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé, / Et la treille où le Pampre à la Rose s'allie." Nous campons au milieu des oliviers ; dans leurs branches argentées se mêlent la vigne et le rosier. Nous vivons à l'intérieur du poème, en Italie le génie du lieu a rencontré le génie d'un homme !
Nous marchons jusqu'au littoral et à la crique de Callamoche, au milieu des iris botaniques, des sauges, des orchidées, des asphodèles. Beaucoup de fleurs, aucun homme, quelques oiseaux : de noirs cormorans et un minuscule faucon qui nous fait admirer son art de la chasse. Une grotte creusée dans la roche friable est habitée par un vénérable figuier qui embaume doucement dans la cavité. La lumière est diffuse, le silence paisible. L'ouverture fait comme une fenêtre par laquelle je contemple la mer. "Un voyage permet de se laver aux cascades. De même, on éprouve jouissance à se lustrer dans un poème." écrit Sylvain Tesson. Je continue donc de baigner dans celui-ci : "(...) J'ai rêvé dans la Grotte où nage la Sirène... / Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron : / Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée / Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée."
Océane
juin 19
Superbe, j imagine les odeurs de fleurs sauvages! Alanis a l air heureuse et a tous les gestes du grizzly 😃
titania
juin 19
Oui merveilleux de passer l'hiver en Sicile !!
Phil J
juin 19
Lecture reposante et apaisante... et oui on a envie de sentir le vent et goûter cette eau. Le voyage est là sous nos pieds : allez on ferme es yeux!
On y est 🤗
titania
juin 24
Oui la Sicile nous aura laissé des souvenirs doux, lumineux et poétiques...
Angélique Biller
juin 20
Comme c'est BEAU...! Tout!!! Les trois Taureaux, les lumières, les fleurs, tes mots et citations, tes photos, les grottes creusées, l'eau, l'ambiance, les jeux d'Alanis, la fin d'une année et l'excitation de la nouvelle - avec une transgression jubilatoire à la loi des hommes, tout en s'ouvrant à la Loi de l'Intuition et de la/notre Nature... ça fait vraiment du bien à chaque fois de te lire <3
P.S. J'ADORE la photo de couverture de ton article... Elle me fait rêver!
titania
juin 24
MERCI Angé !! Oui la Sicile est belle, lumineuse et intemporelle ! Ici les mythes et les poètes sont vivants !
Auriane
juillet 2
Les photos sont sublimes. Ce n'est que le mois de Janvier et pourtant la faune a des airs de printemps et c'est merveilleux ♥ Je n'ai jamais eu l'idée de découvrir la Sicile maintenant cela me plairait, alors pourquoi pas 🙂
Merci pour ce récit doux, calme, paisible.
titania
juillet 3
On n'avait pas prévu non plus de descendre jusqu'en Sicile, on s'y est rendu sur une brusque inspiration et finalement, ç'a été un moment important du voyage... Merci à toi !