Un automne dans les Chilcotin (IIe Partie)

Un automne dans les Chilcotin (IIe Partie)


Cet article fait suite à Un automne dans les Chilcotin (Ière Partie) : http://blog.mnd-horses.com/un-automne-dans-les-chilcotin-1/ et clôt cette série au fil des saisons qui raconte notre première année en Colombie-Britannique (Canada) dans notre ranch du bout du monde. Merci à tous ceux qui m'ont lue et qui ont partagé avec nous le silence de l'hiver, le jaillissement de la vie au printemps, la volupté de l'été, et la belle mélancolie de l'automne à travers les épreuves et les grâces d'une vie auprès des chevaux. 

« Partir ? Il suffit de jeter un peu de pain et une poignée de thé dans un sac et d’enjamber la barrière » écrivait John Muir. C’est à peu de choses près ce que nous avons fait ce matin-là, emportant en sus un peu de sel et quelques condiments pour assaisonner la truite directement sur le feu. La lueur s’est faite aube. Moins 20 degrés Celsius et un soleil radieux, le temps idéal pour la pêche blanche. Nous partons tous les cinq en compagnie de Ted ainsi que de son père âgé de quatre-vingt-quatre ans, « Bob », le diminutif de Robert sans que personne ne comprenne pourquoi. Quand il était enfant, il lui arrivait de se rendre à pied à l’école par – 60°C, alors aujourd’hui il fait plutôt bon. Après avoir suivi une piste cahotante, nous arrivons au Koakutl Lake : une étendue blanche, des montagnes enneigées, des arbres encore chargés d’ombres nocturnes. C’est la présence de huards à la belle saison qui révèle si un lac est poissonneux. A l’aide d’une tarière, Bob entreprend déjà de creuser des trous d’un diamètre d’environ huit pouces dans la glace du lac déjà épaisse de deux pieds ; la lumière pénètre brusquement dans les profondeurs ténébreuses. Chacun s’équipe d’une petite canne-à-pêche, puis la longue attente commence. Immobiles et silencieux, nous sommes des proies faciles pour le froid qui se saisit de nous et fait peu à peu ressentir son impitoyable morsure jusque dans nos os. Sur la rive du lac se dressent quelques cabines abandonnées. Ted nous raconte le drame shakespearien qui s’y est joué à la fin du siècle dernier : deux hommes, deux ennemis jurés, amoureux de la même femme. Il n’y eut pas de survivant. Ils se sont tous les trois entre-tués. Juste là. Mallory attrape finalement une énorme truite arc-en-ciel, une diversion bienvenue. Je suis partagée : la détresse respiratoire du poisson me fait suffoquer, mais la possibilité de se chauffer et de se nourrir par nos propres moyens, est enivrante : à ce moment, il me semble qu’il n’y a pas de plus grand pouvoir, il me semble que c’est cela la liberté. Selon l’anthropologue Charles Stépanoff, nous éprouvons le douloureux paradoxe d’être des prédateurs empathiques. La longue attente se poursuit. Un aigle nous survole, Ted ne lève même pas la tête. Après un moment, la conversation reprend. « Comment ça se passe la capture d’un mustang ? » « La neige doit être très profonde et il faut y aller à cheval. » Ted partage toujours volontiers son expérience, enrichissante car aux antipodes de la nôtre. Il nous explique que le mustang va s’épuiser à ouvrir la trace tandis que son propre cheval, soigneusement entraîné et nourri, suivra rapidement et sans effort. Il est alors relativement aisé de le capturer au lasso, puis de lui ligoter les membres et de le faire tomber. A ce moment-là, il a l’habitude d’ôter sa veste pour en couvrir la tête du mustang et l’aveugler, le temps de lui mettre un licol et de l’attacher solidement à un arbre. Ensuite, il laisse le wildy se redresser. Il faudra compter un jour ou deux pour que celui-ci cède et soit enfin prêt à suivre son cheval, tête contre croupe. Une demi-douzaine de truites plus tard nous rentrons. Les hommes sont rudes et la terre généreuse. Qu’offrir en retour ?

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pêche blanche chilcotin

Je savoure l’Epice des noms topographiques. Chilcotin River, Nemaiah Valley, Taseko Lake, un chapelet de mots exotiques et mystérieux sur le chemin de nos vagabondages. Des rivières laiteuses charrient des blocs de glace. Une oie des neiges a été adoptée par une famille de cygnes chanteurs. Un coyote rôde autour de la hutte d’un rat musqué. Selon les indiens, la dimension de ces huttes indique si l’hiver sera rigoureux ou non. De même, quand les abeilles font leur nid au sommet des sapins, cela annonce une saison neigeuse. A l’inverse, il arrive aux essaims de s’installer au sol, alors malheur au cavalier qui passerait par là… Le pick-up nous emmène toujours plus profondément au cœur des montagnes. Cet irrépressible besoin d’aller voir ce qu’il y a un peu plus loin, de l’autre côté, derrière la crête. Cette exaltation ! Nous sommes désormais en territoire Xeni, cette terre est sacrée, sous leur protection.

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En hiver, une forme de politesse involontaire se pratique dans les pays froids. Il faut beaucoup d’énergie pour s’ouvrir un passage à travers la neige, si bien que le premier à passer, bête, homme ou machine, rend un grand service à ceux qui viendront ensuite. C’est la loi du nord. Nous ouvrons ainsi une large piste dans la neige fraîche jusque-là seulement traversée par des lièvres et des loups : au bout du chemin, il n’y aura personne, ni pour nous ennuyer, ni pour nous secourir. Nous serons seuls et sans moyen de communiquer : on apprend à ne pas tomber. La piste grimpe. Des forêts sombres se jettent à l’assaut des montagnes. Les glaciers sont éblouissants. Un lac de bout du monde apparaît enfin. Il faut s’efforcer de voir les paysages comme ils se voient eux-mêmes. Effarement du regard emporté.  Forêts, roches, ciel, eaux : le paysage est la nudité même de l’univers. Pique-nique dans la poudreuse autour d’un vaillant feu de camp : les fumerolles montent vers le ciel et se confondent avec les coulées de neige. Puis le soleil s’éclipse derrière les cimes. La température chute brutalement. Les montagnes, visages renversés vers le ciel, se muent en un dégradé de tous les bleus du monde. Je pense à Rimbaud qui a eu la prescience d’inventer le mot bleuité. Hormis le crépitement du bois sec, le silence est total. Alors le lac commence à chanter. C’est une fantasmagorie absolue. Un son à nul autre pareil, ensemencé par l’hiver, enfanté par le lac, fort et vibrant comme celui que produirait un orgue titanesque. Il se propage à vitesse folle sous l’effet du froid intense qui contracte la glace et dessine des lignes de faille sombres. Fêlures zigzagantes et écartèlement longitudinal. Les rires extatiques des enfants se mêlent à la mélopée des géants. Vacarme originel, turbulence intérieure, musique de l’univers.

Fish Lake, Chilcotin

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Route du retour : Taseko Lake, Nemaiah Valley, Chilcotin River ; le refrain s’égrène à l’envers. Sur la piste désormais tracée entre monts et vallées, je prends conscience de la manière dont une terre nous façonne avec la patience de l’eau qui sculpte la roche. L’air particulier que l’on respire, l’eau des sources que l’on boit, les paysages qui façonnent nos états d’âmes ; la terre sauvage, peu à peu, s’incorpore à notre être jusqu’à perspirer par notre peau et notre regard. Maintenant, les montagnes se découpent derrière nous en ombre chinoise, tels de délicats kirigamis, sur fond de ciel incandescent. Un mince et délicat croissant de lune se lève. Parmi les troncs nus et blêmes des peupliers faux-tremble, nous apercevons une harde de mustangs : ils ne nous regardent pas, quelque chose d’autre – des loups ? – retient leur attention ; les étalons s’interposent entre le danger et les précieuses juments.

le grand nord avec un chien-loup

Epilogue

Ne touchez pas l’épaule du cavalier qui passe, il se retournerait et ce serait la nuit. (J. Supervielle)

Certains matins, j’éprouve le besoin de me lever de bonne heure et d’aller me blottir sous le porche avec une couverture épaisse, mon bonnet de laine et une tasse de thé fumante ; la nuit remue, un nouveau jour se lève. Il y a une année, nous poussions les portes du ranch. Il y a deux ans, nous franchissions celle de Syracuse. La vie est un alcool fort. Peut-être avais-je besoin de voir la cité blanche, pour m’en souvenir ici. Au Teepee du Cœur. Ce havre qui a mis un terme à l’errance. J’ai posé mon bâton de pèlerin en ce lieu de repli. C’est que comme les nomades, les mustangs et les loups, j’ai le sens de l’esquive. Or, un passage existe, il a pour nom le recours aux forêts. Ainsi à Big Creek, on échappe encore à l’aménagement du territoire et à son enlaidissement ; vous ne verrez pas une route goudronnée mais vous retrouverez le sentier de l’autonomie et de « la vieille amitié », celle sur laquelle on peut toujours compter. Il est étonnant de songer que ce qui me paraît inestimable – la beauté, le silence, la solitude, la sauvagerie – est sans valeur marchande en ce monde. Pour continuer à en jouir, tout juste faut-il parvenir à préserver son émerveillement de l’extincteur du voisin, qu’il se nomme conformisme, ignorance ou cynisme.

J’ai conquis mon regard de haute lutte.

jeux de lumière sur la piste du farwell canyon

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buse pattue au farwell canyon

Mais déjà le solstice a passé et un nouvel hiver s’annonce. Les forêts calcinées et noircies se parent de fleurs de givre, toute couleur a disparu, c’est le silence. Le songe d’une nuit d’hiver. La conflagration de l’obscurité et de la lumière. Mais le combat s’annonce inégal, la lueur teintée de bleue ne fait que quelques percées. Tout autour, les ténèbres. Le ciel se charge de matière. Les voiles de brume et le halo d’un soleil lunaire sont seuls à faire vibrer un territoire qui semble soudain inhabité. Inanimé. Et pourtant… Là des cornes qui s’enroulent dans le pli des collines, là des serres qui côtoient les gouffres. Mesures de l’immensité des choses. Forces élémentaires et surgissement de l’être. Toute vision du monde est un aveu autobiographique, relevait Boris Cyrulnik. Il faudra me débusquer dans ces paysages infinis, tantôt effrayants, tantôt sereins, où je me réfugie.

Je suis la femme férale.

J’ai toujours vécu en exil.

Jusqu’à aujourd’hui.

Commentaires

  1. Doris Siffrid-Reysz

    juillet 22

    Que dire ! Juste merci de partager de cette si belle façon votre merveilleuse aventure.
    Le coeur étreint d'une émotion sans nom, avec tout au fond une pointe d'envie , de jalousie vite réprimée , pour mieux communier avec
    votre nature sauvage et preservée.
    Combien de fois, il m'arrive de pleurer en forêt, quand je vois ce que les hommes d'ici en font, et je demande pardon aux arbres, arrachés, mutilés,
    Sans égards, ni pitié, cette faune et flore perturbées dans son élément le plus intime.
    Qui a dit : mon dieu, pardonnez leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font !
    Non, moi, je ne peux plus pardonner.

    Votre terre sauvage et pure vous préserve de ce monde de fous, vous touchez au sublime.

    • titania

      juillet 29

      Merci beaucoup ! A vrai dire, cette terre n'est pas non plus épargnée, est-ce que cela existe encore d'ailleurs ? Un peu partout on peut voir les stigmates des feux de forêts, de l'exploitation forestière et de l'érosion... J'oscille entre la colère et le chagrin. "On me vole mon infini". Néanmoins je suis de celles qui s'émerveillent de la présence d'un rouge-gorge au milieu d'un champ de bataille. Je tourne résolument mon regard vers la Beauté. Comment vivre autrement ?

  2. Christine Philipp

    juillet 24

    Waouh ! Comment dire c'est juste magnifique. Merci pour ce partage. On s'y croirait !
    Les photos sont sublimes. J'adore !

    • titania

      juillet 29

      Merci Christine

  3. Auriane

    août 6

    Comme toujours tes mots m'embarque dans l'imagination et le rêve. Tu sais trouver les bons mots pour décrire les choses même les plus simple et c'est beau. Une année de passée, une bien entamé et encore beaucoup d'autres à venir, toutes différentes. J'espère avoir la chance de venir vous voir de nouveau pour partager ces moments de paix, de liberté, d’émerveillement avec vous.
    De sublimes photos également, profondes, paisible avec un soupçon de poussières d'étoiles. ♥ Merci pour ce partage, ces partages au fil des saisons ♥

    • titania

      août 7

      Et maintenant, il est à nouveau temps de rentrer du bois, ce sera notre 3e hiver ! Merci Auriane pour tes mots empreints de finesse <3

  4. GAUTHEROT MICHELLE

    janvier 15

    Toujours d'aussi jolies photos, Titania, lumineuses, irréelles, magiques. Elle nous font trembler d'émotion, vibrer d'admiration, pour la vie que vous avez choisie...... et pour cette nature grandiose, qui vous a accepté, ainsi que tous ses animaux, inconditionnellement, avec une foi qui relève de la Magie........BRAVO !!!!!!!!
    Affectueusement
    Michelle

    • titania

      janvier 17

      Bonjour Michelle, merci beaucoup pour tes précieux mots !! Bien à toi, Titania

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