19 mars 2017 - Extrait du journal :

"Nous avons traversé aujourd'hui des régions montagneuses et reculées, pauvres et belles. Maisons et clôtures de pierres. L'ambiance y est à l'austérité. Nous avons passé par la Porte de la Lune avant de redescendre par une route vertigineuse. En fin de journée, nous sommes arrivés dans le parc national des Pics d'Europe (Picos de Europa). Une région peuplée de loups, d'ours des cantabriques, de vautours moines et d'une foule d'oiseaux. Leur simple présence ré-enchante et métamorphose le lieu. Une montagne avec loup et une montagne sans loup, ce n'est pas du tout la même chose. L'œil scrute différemment les gravières, le cœur bat dans toute sa plénitude. La montagne est habitée et elle brille de toute son aura. Nous avons roulé littéralement jusqu'au bout de la route qui s'arrête, stoppée net, face à une immense et imposante muraille de calcaire qui forme un cirque presque infranchissable.

Ce soir bière et vin coulent à flot. Il y a seize ans Yoann et moi nous nous sommes rencontrés."

20 mars 2017 - Extrait du journal :

"Premier jour du printemps. Il fait beau et chaud et, pieds nus et en débardeur, nous profitons de cette journée de repos, la première depuis longtemps. Dans les prairies, des chevaux en semi-liberté, dont une jument au terme de sa grossesse qui gratte astucieusement  son ventre distendu sur un rocher au-dessus duquel elle s'est arrêtée.  Un temps bienvenu pour examiner la carte du pays, une paire de jumelles à portée de main car aigles et vautours ne cessent de nous survoler, puis pour faire un brin de lessive à la main."

21 mars 2017 - Extrait du journal :

"Aujourd'hui direction le fameux lac de l'Ercina, au-dessus du village de Covadonga qui fut, au VIIe siècle, le théâtre des batailles opposant des chrétiens ibériques à l'armée des musulmans. Une journée de petites routes, flanquées de maisons de couleurs vives bleues, rouges, oranges, vertes... Partout des fleurs ainsi que des poulains, des veaux et des agneaux nouveau-nés. Le printemps donne un charme bucolique à l'Espagne. Il n'est pas rare de croiser des chèvres sur la route. Nous arrivons au lac après le coucher du soleil pour redescendre aussitôt, il est interdit de camper là et un garde nous escorte..."

22 mars 2017 - Extrait du journal :

"Au petit matin, retour au lac - douze kilomètres de petite route ascensionnelle ! - pour tomber en plein brouillard et tempête de neige ! On ne pouvait imaginer changement de météo plus brutal. Je désespère, après l'Océan, j'ai l'impression que c'est le lac qui m'échappe. De peur d'être coincés par les intempéries - la route est déjà blanche -, nous nous apprêtons à faire demi-tour quand la brume s'écarte légèrement. Il ne nous en fallait pas plus et nous décidons de rester. Ce moment restera lui aussi un cadeau. Quand finalement le brouillard se dissipera complètement et que les foules afflueront, le dos au lac, le téléphone brandit au bout de sa perche pour un selfie, le lieu n'aura plus le même charme. Mais nous avons encore un peu de temps. Pour l'instant, nous sommes seuls au monde et ce petit-déjeuner au chaud dans la tempête a un goût délicieux. Thé fumant et confiture d'abricot maison. Le lac, niché dans le giron des montagnes, apparaît et disparaît au gré de la danse du brouillard pour une atmosphère pleine de mystère. Nous irons marcher à tour de rôle en solitaire dans les environs, prendre la mesure du lieu et du silence, des flocons plein les yeux et la brume en écharpe. Pendant ce temps, Callista "étudie" puis nous improvisons un atelier "nœuds" avec les deux plus jeunes."

Sur le parking, un panneau qui en dit plus qu'un long discours. Il signale qu'il est notamment interdit : de se baigner, de sortir des sentiers, de camper, de pêcher et de chasser, de faire des feux, de cueillir des fleurs, de laisser courir son chien... On doit : jeter ses déchets dans les poubelles. On peut : prendre des photos.

Prises une par une, toutes ces injonctions sont sûrement pleines de bon sens dans un lieu aussi beau et aussi réputé, mais je suis triste. Triste pour notre monde, triste pour l'humanité. Les lieux de belle nature sont devenus si rares et en conséquence concentrent une telle affluence qu'il faut les transformer en musée pour les protéger d'une foule de moins en moins éduquée à la Nature. Mais que reste-t-il quand on ne peut plus courir dans l'herbe, nager dans les lacs ou dormir sur la terre ? Il reste un album photo dont la vie s'est échappée.

23 mars 2017 - Extrait du journal

"Gorges des Cares. Un univers de roche verticale. Des gorges profondes au fond desquelles circule une eau turquoise et limpide. Les vautours y sont les rois des cieux.

Départ pour une randonnée vertigineuse. Pour plus de prudence nous laissons - non sans inquiétude ! - Atala et Diurach au camping-car ; nous redoutons trop que l'un deux bouscule un des enfants par dessus bord par inadvertance. Longeant les gorges, le sentier de pierre s'élève tranquillement au milieu des montagnes de calcaire, sans parapet au-dessus de l'à-pic. Au départ de la piste de randonnée, un héliport destiné aux secours. Je ne sais pas si cela doit nous rassurer ou nous inquiéter ! Alanis fait la rencontre des chèvres des Asturies et que dire sinon qu'elle n'est pas la plus belliqueuse ! Des maîtresses chèvres que ces chèvres des montagnes qui continuent de paître là où les hommes ont depuis longtemps abandonné le terrain. Il ne reste que des ruines. La roche retourne à la roche d'où elle a été extraite.

Sur le chemin du retour, l'inquiétude se transforme en appréhension : que restera-t-il de notre Château Ambulant ? J'essaie de ne pas imaginer les banquettes défoncées, le volant réduit à son simple squelette ou la disparition du pommeau de vitesse... Nous repérons le camping-car de loin ! C'est qu'il ne passe pas inaperçu au milieu du parking et suscite un intérêt certain parmi les randonneurs : warnings allumés, un grand "loup" se dressant sur le siège conducteur, klaxonnant par inadvertance et intermittence, tout un troupeau de chèvres tournant autour dudit véhicule comme dans un rituel païen ! Nous essayons d'adopter un air dégagé pour retourner à notre camping-car, comme si tout cela était complètement naturel.

Nota bene : le camping-car était intact. "