Comment décrire la perfection du vert de la forêt en cette saison ? Le bleu du ciel à cette altitude ? Ou la joie qui s'est emparée de mon cœur en arrivant ici ?

Ici. Un de ces lieux où l'on peut encore boire à même l'eau des torrents et la partager avec son chien-loup. Où l'on peut encore cuire son repas sur un feu de camp, hier soir œufs au plat et baked beans, à la cow-boy. Où l'on peut encore dormir à la belle étoile, blottis autour du foyer rougissant.

Ici. Ultime refuge face à la folie du monde. Ce monde qui m'a brutalement rappelé hier - au téléphone -, qu'il n'avait pas de place pour moi. Nous sommes le 23 avril 2017... et ce soir, je me sens si loin, si loin. Walt Whitman : "Je n'ai rien à voir avec ce système, pas même assez pour m'y opposer". Peut-être une des raisons pour lesquelles nous sommes partis.

Un autre 23 avril, il y a trois ans, naissait sous mes yeux émerveillés un petit poulain entièrement noir. Il était onze heure du matin, et le soleil brillait haut dans le ciel au-dessus de la mère et de son bébé qui échangeaient un long et intense regard, se découvrant l'un l'autre au cours de minutes bouleversantes. Ce petit poulain, plus sensible et plus combattif que les autres, était entré dans ma vie pour ne plus en sortir. La mémoire de ce jour rajoute encore de la joie à la joie d'être ici.

Cette nuit, tandis que Yoann rajoutait une brassée de bois sec dans le feu, j'ai vu une étoile filante traverser les cieux, énorme et lumineuse. J'ai fait un vœu. Contrairement à ce monde, la Vie, elle, a une place pour chacun de nous. Elle me le montre chaque jour. Les flammes, ravivées, éclairaient les visages endormis de mes enfants. Le petit dernier - trois ans - avaient fermé les yeux aussitôt la tête sur l'oreiller, épuisé et heureux, born to be wild. Indifférent à la dureté du sol ou au froid qui tombait. Chez lui sur la Terre et sous le Ciel, dans la petite clairière au milieu des grands pins. J'ai connu enfant une petite vallée assez semblable. Les matins avaient le même parfum. Des réminiscences qui m'ont permis de ne jamais oublier complètement qui j'étais. Puisse cette nuit lui donner la même force ! La Cascade résonnait dans la vallée, berçant ses rêves ; à chaque campement sa musique. Juste avant l'aube, les oiseaux s'y joindraient, chantant à tue-tête.

Alanis, un an, la petite dernière de la meute n'a pu quant à elle fermer l'œil. C'était sa première nuit dehors et tous ces bruits dans les bois, branches qui craquent et feuilles qui crissent, la fascinaient et l'inquiétaient. Je ne sais qui elle a rencontré dans le sous-bois après le coucher du soleil mais ensuite elle a préféré se blottir prudemment contre nous, voire sur nous, jusqu'à l'aube !

La vallée est idéalement orientée et le soleil se lève de bonne heure, les rayons déjà chauds. On souffle sur les braises. Quelques minutes plus tard, notre fidèle bouilloire, rouge cerise aux formes généreuses - une bouilloire digne d'un trou de hobbit ! - se met à siffler dans le petit matin. Ce son nous emplit toujours d'une joie émerveillée, presque enfantine : l'eau est prête pour le thé ! Par ces gestes simples, l'impression de reprendre le pouvoir sur sa vie. Une simplicité qui contraste avec la grandeur qui nous entoure : des forêts qui montent à l'assaut de falaises imprenables et des sommets immaculés. Ca et là un merisier en fleurs ou un bouquet de violettes. La puissance. Et la douceur. Et à 200 mètres du campement, la Cascade, si belle, si froide et si pure. Notre luxe à nous, c'est la Beauté.

Brutalement, après cette journée hors du temps, le monde se rappelle à nous : une bimbo un peu usée prend des poses suggestives devant l'objectif et "notre" cascade. Des campeurs se sont installés non loin de notre propre camp - nous ne sommes plus seuls au monde - et nous apprennent que les feux sont strictement interdits sous peine d'une amende sévère. Interdit. L'Europe surpeuplée n'a plus que ce mot à la bouche. Il faut désormais trouver un surcroît de liberté à l'intérieur de soi. La Nature est toujours aussi belle mais la magie a disparu. Cette vallée n'était qu'un aperçu, je sais que la réponse est beaucoup plus loin. Bientôt, comme le dit Sylvain Tesson, "le bonheur se situera au-delà du 60e parallèle Nord".

Espagne, 23 avril 2017