De l’Andalousie au Mont Perdu

De l’Andalousie au Mont Perdu


Nous avions quitté la rumeur de l'Océan. C'était étrange ce silence après ces longues semaines passées sur la côte à contempler sans le voir le continent "de l'autre côté" qui était pour nous comme une terre promise ou comme une terre pleine de promesses. L'appel du Grand Nord. L'appel de la Forêt. Je l'entendais depuis toujours. Je l'écoutais enfin. Ca n'avait jamais été aussi proche. J'aurais aimé rejoindre ces terres par bateau. Prendre le temps comme autrefois. Il faut du temps pour dire au revoir à sa terre et du temps pour se préparer à en saluer une autre. L'avion anéantit les distances, anéantit la durée. La vitesse n'a pas de savoir-vivre. Pourtant je savoure à l'avance l'extase du jour du départ dans l'atmosphère si particulière des grands aéroports. Tous ces destins particuliers qui s'y arrêtent, se croisent le temps d'un improbable instant puis s'envolent vers d'autres horizons... Mais je m'égare. Le Portugal était déjà derrière nous. L'Andalousie nous ouvrait ses portes.

Avril 2017 - C'était déjà la fin de l'après-midi et la lumière avait une douceur presque ronde qui atténuait les contours tout en sublimant chaque arbre, chaque brin d'herbe, chaque fleur. Les prairies étaient vallonnées, peuplées de grands oliviers et de chênes-lièges. Ça et là nous apercevions une harde de cochons sauvages ou une envolée de guêpiers chatoyants. De loin en loin, de grands portails annonçaient l'entrée d'invisibles et prospères haciendas et mon regard s'attardait sur les allées, imaginant des murs blancs et des bosquets fleuris. Mon cœur se serrait devant tant de beauté et de douceur. C'est que ces paysages ne me rappelaient que trop bien que j'étais moi-même sans domaine, sans maison, jetée sur les routes et loin de mes chevaux. I am a wanderer... Et je songeais combien ces terres ombragées et herbeuses  auraient comblé notre cavalerie. Je me réconfortais un peu en pensant qu'une terre nous attendait quelque part mais me languissait aussitôt des tâches simples auxquelles il faudrait s'atteler : peut-être repeindre les volets ou le barn, à coup sûr réparer des clôtures, rentrer du bois chaque année, pendre le linge les jours de soleil et de brise. L'Andalousie me plongeait dans une douce, poétique et dangereuse mélancolie.

Le soir, bivouac de fortune. Loin de l'océan je dormis mal, moi une fille des montagnes ! Mais au milieu de la nuit, le silence fut remplacé par le chant mélodieux et clair de nombreux oiseaux nocturnes et je m'en trouvais rassérénée.

Le lendemain, nous reprîmes la route vers l'est et peu à peu le paysage se fit plus aride. Des bergers menaient encore paître leurs moutons chaque jour, à pied ou à cheval. De petites villes blanches s'accrochaient au flanc des montagnes, surplombant des champs d'oliviers. Notre objectif ? El camino del Rey. Le petit chemin du Roi. Un des sentiers les plus vertigineux du monde. Construit à l'époque par des marins habitués à travailler suspendus aux cordages. On raconte même que l'aménagement des tronçons les plus scabreux auraient été confiés à des condamnés à mort. Il fut enfin inauguré par le roi lui-même, d'où son nom. Initialement, ce sentier était destiné à offrir aux ouvriers des chantiers un accès plus direct entre les deux stations hydroélectriques des chutes de Gaitanejo et de Chorro. Finalement abandonné, il ne fut plus qu'emprunté par les amateurs de sensations fortes et plusieurs aventuriers y trouvèrent la mort. El Caminito fut fermé, puis rénové, et à nouveau ouvert au public. Inutile de dire que tous les ingrédients étaient réunis pour nous mettre en appétit.

J'aurais dû me douter de l'arnaque dès notre arrivée, devant un panneau signalant qu'il était interdit de pratiquer le sentier en escarpin. Puis à la vue des files de touristes, pressés (dans tous les sens du terme) et tellement anxieux de se faire passer devant. Et alors je devais me rappeler amèrement les mots de Tesson, "l'aménagement est la pollution du mystère". Le sentier avait perdu tout son attrait tandis que, touristes anonymes, nous suivions sagement à la queue-leu-leu le groupe linguistique auquel nous appartenions, une charlotte et un casque aussi disgracieux qu'inutiles vissés sur la tête et le porte-monnaie sensiblement plus léger. Les gorges majestueuses n'étaient plus qu'une attraction touristique sans danger certes mais sans âme. Une fois de plus.

Le lac à proximité - bien qu'artificiel - était lui notablement plus intéressant. Ses eaux bleues et laiteuses nous appelaient irrésistiblement mais le long des berges, des panneaux nous mettaient en garde : le lac était envahi de moules zébrées représentées sous des traits aussi cruels que menaçant... un peu plus et vous n'auriez pas osé plonger un seul orteil dans les eaux profondes du lac ! Mais ma curiosité était piquée. Qui était donc cette moule si effrayante ? J'apprenais qu'il s'agissait d'une espèce dite invasive, capable de se reproduire très rapidement et pratiquement indélogeable une fois en place. Inoffensive évidemment, elle était notamment capable de filtrer un à deux litres d'eau par jour, de fixer les métaux lourds et de former des récifs qui servaient de substrats à d'autres organismes. Que lui reprochait-on alors ? Entre autres de ne pas être consommable ou commercialisable et de générer des pertes qui se comptaient en millions de dollars chaque année car, en se fixant également sur les structures d'origines humaines (bateaux, pompes, etc.), elle limitait les activités touristiques et empêchait une pratique intensive de l'agriculture. De nombreux autres arguments me semblaient quant à eux tenir davantage du prétexte pour justifier la mise au ban de la dite moule que de la véritable observation scientifique : on la disait par exemple dangereuse pour l'homme qui pouvait - le pauvre chéri ! - se couper sur des morceaux de coquilles sur les berges. En bref, la problématique était clairement économique. Je nageais donc sereinement dans l'eau douce et purifiée du lac, en songeant à cette petite moule capable aussi bien de façonner son écosystème, que de répondre à la pollution générée par l'homme ou encore de réguler les activités humaines. Et si la nature n'était pas aussi passive qu'on voudrait bien le croire face à nos propres comportements invasifs et destructeurs ?

A ce moment-là, Atala vint me rejoindre loin du rivage et j'en fus immensément touchée - c'est qu'elle n'avait jamais été une grande nageuse. Je laissais là mes réflexions pour profiter de ces doux instants avec elle et, tandis que nous fendions silencieusement les eaux de concert dans cet écrin de nature et de paix, une brise sauvage s'agita en moi. Une louve et une femme se baignant ensemble, comme aux premiers temps.

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Dès le premier soir, nous trouvâmes un campement tranquille un peu en hauteur. Nous étions installés sous des pins et des bières portugaises artisanales à la saveur d'herbe aromatique accompagnaient agréablement notre contemplation du lac en contrebas. Quelques idiots vinrent perturber momentanément la belle sérénité du crépuscule en lançant de gros rochers dans les pentes à grands renforts de cris et de rires grossiers, ce qui inquiéta et perturba les chiens et les oiseux des sous-bois. Puis les moteurs vrombirent, s'éloignèrent et le lieu retrouva aussitôt sa belle énergie. Quant à nous il nous fallut un peu plus de temps. La nostalgie des terres sauvages me submergea à nouveau sans crier gare. Take me to the Yukon... Mon cri silencieux, ma prière de chaque instant, mon rempart contre la bêtise et la laideur. Cette nuit-là je m'endormis à la musique des arbres : leurs branches portaient une multitude de petites et délicates pommes de pin qui chantaient comme des grelots dès que la brise venaient chatouiller la cime des conifères. A nouveau campement, nouvelle mélodie. Je les "collectionnais" comme des trésors.

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Le lendemain, après la baignade, les chiens firent la sieste à l'ombre des pins. Ils semblaient aimer ce lieu où tout était enveloppant : la tiédeur de l'air, la douceur de la brise, la lumière tamisée par les branches, et jusqu'au sol tapissé d'épines de pin qui amortissait chaque pas. Callista dessinait, les garçons jouaient au ballon puis tous s'entrainaient au bozendo (technique de combat au bâton long) - comme en équitation, il était fascinant de mesurer le bénéfice d'un bon centrage et d'ailleurs les réactions émotionnelles étaient les mêmes ! Des vautours moines nous survolaient de temps à autre, j'apercevais leur voilure par les trouées de la pinède ; presque absents de France, ils étaient les plus grands vautours de l'Ancien Monde, ils étaient les seigneurs du ciel.

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Deux ou trois jours plus tard nous reprîmes la route, Callista profitant toujours de ces heures parfois monotones pour partager avec nous ses lectures et je pleurais en écoutant les mots de Boris Vian dans sa bouche, c'est que je comprenais si bien cette urgence de vivre.  On ne m'avait pas prévenu que le freeschooling était au moins aussi enrichissant et remuant pour les parents que pour les enfants ! Le soir nous arrivions dans la Sierra Nevada pour passer la nuit à plus de 2000 mètres d'altitude. J'essayais de faire abstraction de la défiguration que la station de ski avait imposée à la montagne ainsi que l'incongruité d'un stade de foot en un tel lieu pour apprécier la joie des enfants retrouvant la neige après le sable chaud, et rendre leur regard à un aigle royal puis à un bouquetin qui nous dévisageait avec insistance. Les rois gardaient toujours leurs montagnes, tout n'était donc pas perdu.

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En remontant vers les Pyrénées espagnoles et le Mont Perdu, nous en vînmes à traverser des milliers d'hectares consacrées à la culture de l'olive. Ici point de collines ondoyantes et herbeuses peuplées d'oliviers majestueux et d'autres espèces d'arbres croissant en harmonie, non. A perte de vue, des allées d'olivier rectilignes, des arbres taillés militairement avec leur cœur mutilé (ne restaient que les branches extérieures), une terre nue, desséchée et caillouteuse à leurs pieds. J'avais grandi dans une région de vergers, il m'avait fallu du temps pour me rendre compte de la violence d'une telle façon de pratiquer l'agriculture : la pauvreté de la monoculture, la tristesse  de ces arbres rangés et soumis, l'impact des pesticides et année après année, les bleuets, les coquelicots et les abeilles qui disparaissaient, les arbres eux-mêmes taillés de telle manière que je ne voyais plus qu'une silhouette grotesque, torturée et contre-nature : étaient privilégiées les branches qui se courbaient vers le sol - terrible métaphore s'il en est. Ici - comme partout -, le paysage était entièrement façonné par l'homme. Un homme qui ne tenait compte d'aucun des préceptes de la nature. Un paysage qui m'aurait peut-être émerveillée quelques années en arrière, mais qui aujourd'hui me désolait et n'avait plus rien de commun avec ce que le mot "verger" m'évoquait.

Était-ce cela l'Europe ? Était-ce cela la vision de "l'homme blanc" ? Était-ce cela le progrès ? Était-ce cela la croissance ? Des terres entièrement vouées à l'urbanisme et à l'agriculture ? Ne restaient plus que quelques parcs naturels étroitement surveillés formant comme des oasis vertes sur les cartes. C'est vers l'une de ces oasis que nous nous dirigions à présent (cf mon premier article : Quelque part sur Terre). Monte Perdido : le Mont Perdu. Ce nom n'était pas sans m'évoquer la Montagne Solitaire de Tolkien, sa sauvagerie, son trésor, sa magie. Et cette fois-ci nous n'allions pas être déçus.

Commentaires

  1. Océane

    juillet 31

    Excellent! Super article! On sent que tu te lâches un peu et que ton regard sur la nature est encore plus présent, ton empathie et la façon que tu as d apprécier le "beau" au naturel. J imagine bien l image de ces oliviers alignés et tristes ....
    Bientôt vous pourrez profiter des grands espaces et de tous leurs trésors

    • titania

      août 1

      Oui je crois que d'article en article, j'ose en dire un peu plus... En tout cas, tu as vu, je n'essaie pas de "vendre du rêve", j'essaie au contraire d'être au plus près de ce qu'on a vécu et vu. Parfois c'est très beau, parfois non, mais on reste en quête de ces "interstices" et de ces oasis parce que profondément on aime notre terre. Tout est une question de regard...

  2. le.breton

    juillet 31

    magique le texte les photos je voyage merci !!

  3. Auriane

    août 2

    Un super partage comme toujours. On vous sent plus ouverte lorsque que vous parlez de la nature, de votre vision sur celle-ci mais aussi de votre rêve outre-manche. Les petites choses toutes simples auquelles on pense déjà et qu'on est pressé•e•s de faire.

    En tout cas, réussir à trouver des endroits paisibles tout près de ceux détruit par l'Homme est une victoire et celà "sauve" une journée et c'est fabuleux de pouvoir encore en trouver.

    P.S : J'espère que vous et votre famille allez bien et que vos projets aussi. 🙂
    Belle journée à vous.

    • titania

      août 2

      Oui nous allons tout bien, c'est gentil de demander, on essaie de vivre l'instant présent sans être obnubilé par le futur 😉 Merci, oui j'ose peut-être davantage dire ce que je vois ou ressens sans craindre d'être cataloguée "extrémiste" ou rétrograde... Malgré tout, la Beauté est partout, il suffit de savoir regarder, et ça c'est réjouissant !

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