Je vais acheter un cheval et m’en aller : Prologue

Je vais acheter un cheval et m’en aller : Prologue


Il y a dix ans, successivement ébranlée par la mort de Diamond mordue par un serpent et la naissance de Summer au milieu des vers luisants, j'entreprenais d'écrire mes "chansons d'éleveuse" dédiées à la terre, à la bonne santé du troupeau et à ces grands mystères que nous faisaient côtoyer les chevaux. Les théories ne m'intéressent pas, mais je crois au pouvoir des histoires. Aussi, assise dans mon lit, à la table de la cuisine ou au coin de la cheminée, je convoquais le parfum des genêts et le frémissement des étalons noirs, essayant seulement de laisser parler ou luire quelque chose... Ce long voyage solitaire est maintenant achevé, il y a quelques jours le livre paraissait, au moment où j'écris cet article les premiers exemplaires rencontrent leurs lecteurs, entreront bientôt en résonnance, formeront une mélodie neuve. Pour célébrer cet aboutissement qui n'est rien d'autre qu'un nouveau commencement, je me propose de partager avec vous le prologue de "Je vais acheter un cheval et m'en aller". C'est le tout début de l'histoire et ça commence comme il se doit : Il était une fois...

 

***

 

"Il était une fois un cheval noir.

 

C’était en Grèce, au pied du mont Parnasse. Il se dressait au milieu des amas de pierres et des plantes odorantes et c’est en vain que la lumière ruisselait sur son corps puissant. Une étoile, toutefois, illuminait le front de la créature. Puis il y avait eu un frissonnement. Comme un bruissement se répandant sur l’herbe, comme un murmure agitant les bois tout proches. Peut-être, flottait-il sur la brise une mélodie sauvage, un mélange de sueur et de sève, à mesure que le soleil consumait également pins et bête, cet été-là. Alors le vent s’était levé pour de bon. Il avait renâclé et s’était ébroué, ses crins s’étaient brouillés : c’était l’instant.

L’instant d’après, il avait disparu.

 

Cet été-là, à Delphes, un cheval noir avait rencontré une fillette.

 

*

 

Quelques semaines plus tôt, mes parents avaient entassé nos bagages dans la valeureuse deux-chevaux orange et avaient fui le nord de la France sans plus de préparatifs, cap sur le sanctuaire d’Apollon, qu’on dit être au centre de la Grèce et de toute chose. Moi j’avais neuf mois et ne connaissais du sud que la voix et la peau de ma nourrice marocaine.

Improviser, c’est lâcher la bride, c’est élargir son horizon. C’est laisser les histoires nous arriver. Dès le premier soir, désespérant de trouver une chambre à louer, mon père avait engagé la voiture dans un chemin abandonné et coupé le moteur avec un profond soupir. Là, sans plus de cérémonie, on m’avait couchée dans l’ornière, mon dos épousant le sol, mon visage embrassant le ciel étoilé. Et, ainsi confiée à la terre et aux songes d’une nuit d’été, j’avais dormi profondément pour la toute première fois de ma courte vie.

 

Dès lors la chance nous avait souri. Mes parents avaient rencontré un médecin humanitaire qui sillonnait la Grèce à bord de son vieux camping-car bringuebalant. L’homme maniait l’anglais et le grec moderne et connaissait un berger qui serait content de nous louer sa hutte de pierre le temps d’un été. C’était à Kalivia, au-dessus de Delphes, au pied du mont Parnasse. Il y a là un plateau aride, brossé de soleil et lustré par les vents, qui surplombe les vagues argentées des champs d’oliviers en contrebas et celles bleu outremer de la Méditerranée plus au sud. Le lieu est arpenté par les bergers et leurs chèvres cornues depuis des temps immémoriaux et leurs huttes de pierre sont seules à se dresser sous la montagne. On dit d’ailleurs que c'est un chevrier qui découvrit l’emplacement du sanctuaire en observant que le souffle provenant d’une certaine crevasse plongeait son troupeau en état de transe. Sur l’autre versant, le plateau est prolongé par une forêt sombre et drue. Là, un sentier s’élève parmi les sapins et mène à une grotte cachée, l’antre Corycien, hanté par Pan et les Nymphes. Pan, la divinité des espaces inhabités et sauvages, le chèvre-pieds à deux cornes et à la magnifique chevelure, Pan qui règne sur les hauteurs neigeuses, les cimes des monts et les sentiers pierreux. Le grand Pan enfin, divinité suprême de la Nature.

 

Le contrat de location de la cahute – la kalivia - fut rédigé en grec ancien, seule langue intelligible pour les deux parties, et ce détail en lui-même suffit à donner le ton du séjour ; nous venions de pénétrer dans un espace hors du temps. Chaque matin, il fallait puiser l’eau du puits et la laisser tiédir tout le jour au soleil pour mon bain, et chaque soir, les contours des choses et des visages s’estompaient à la lumière de la lampe à huile. Nous dormions à même des peaux de bêtes posées sur des tréteaux, d’un sommeil paisible depuis que le berger avait jailli une nuit de son atelier comme un vieux diable de sa boîte, indigné par mes vagissements nocturnes qui brisaient un silence aussi vieux que le monde, hurlant ouzo ! ouzo ! tout en faisant mine de se frotter vigoureusement les gencives de son index noueux. Mes parents avaient consenti. La mamelle de la Grèce a goût de cuir et d’anis, de yaourt et de miel.

 

Les chiens de troupeau soutinrent mes premiers pas et bientôt je marchai sans relâche, le ventre en avant, les parents courbés. Nous arpentions le plateau, explorions les forêts foisonnantes, pélerinions parfois jusqu’à la Grotte. Là, mon père avait appuyé sur le déclencheur de l’appareil photo : ma mère, peau pâle, cheveux roux relevés sur la nuque et robe de lin bleu me tient dans ses bras, nourrisson extatique, devant la crevasse qui s’ouvre dans les entrailles de la Terre ; j’ai les muscles tendus et le rire tonitruant. C’est lors d’une de ces escapades qu’il avait paru. Un cheval noir avec une étoile sur le front. Un cheval sauvage. Une apparition. Sur une terre où les dieux, autrefois, il y a longtemps c’est vrai, avaient pour habitude de se mêler aux mortels, prompts comme ils l’étaient en ce temps-là à se métamorphoser en bêtes pour parvenir à leurs fins. Il nous avait suivis à quelque distance et ce n’est que sur le chemin du retour, à la hauteur d’un rocher semblant marquer pour lui comme une sorte de seuil qu’il s’était arrêté. Il avait renâclé, il s’était ébroué, et ses crins s’étaient brouillés : c’était l’endroit ! C’était à l’ombilic de la Terre, au centre du monde, que nous nous étions rencontrés, lui le grand cheval noir, moi la petite fadette étonnée.

 

*

 

Et puis, plus tard, bien plus tard, Plutarque, le dernier prêtre de Delphes, m’avait appris la mort du Grand Pan et j’avais pleuré.

C’est que le souffle du monde tout-à-coup s’évanouit, vous comprenez. La chèvre n’a pas tressailli, la Pythie n’officie plus, l’oracle s’est tu. La voix se retire, la rumeur qui hante le paysage grec s’éteint, les dieux nous abandonnent. On n’entend plus que le silence d’un monde absurde et inerte, et le sanglot d’une petite fille au pied d’un grand chêne.

 

A trente-cinq ans pourtant, les chevaux me ramenèrent en Grèce, juste avant le grand départ. 

 

Il nous aura alors fallu parcourir cinquante mille kilomètres pour retrouver Delphes, comme si nous savions instinctivement devoir ne pas emprunter la ligne droite, comme si nous savions devoir nous égarer, nous frotter au pouvoir transformatif du voyage, écrire notre propre Odyssée, avant de revenir par une route secrète là où tout avait commencé, au centre de toute chose, au nombril de la Terre-Mère.

 

*

 

Je marche vers le temple d’Apollon. Il a neigé et les amandiers sont en fleurs. Une japonaise déambule devant moi dans son kimono chatoyant. Songe d’un matin d’hiver…

 

Alors je caresse les pavés, les murs, le Rocher : que la pierre parle !

 

Car c’est ici que le roi Philippe II, père d’Alexandre le Grand, envoya un émissaire après qu’il eut vu son ombrageuse femme en compagnie d’un grand serpent pour savoir de quoi il retournait. C’est ici qu’il lui fut répondu de vénérer Zeus et qu’il perdrait l’œil par lequel il avait observé sa sublime épouse en compagnie du dieu à travers le huis ; le roi devint effectivement borgne et n’osa plus partager la couche de la magicienne Olympias. Après son père, ce fut au tour du jeune Alexandre de se rendre en personne à Delphes avant sa conquête de l’Asie. Mais, la Pythie n’officiant pas à cette période de l’année, elle refusa de se présenter. Alexandre, loin de renoncer, alla donc la chercher lui-même. Alors qu’il allait la traînant vers le temple, elle se mit à hurler et à se débattre, et finit par s’écrier d’une bouche délirante : « Tu es invincible, à ce que je vois, mon fils » ! Il en avait assez entendu et, confiant dans ces paroles, Alexandre se mit en route pour l’Asie.

Probablement, ce jour-là, les sabots de Bucéphale – Boukephalas tel que le macédonien lui murmurait son nom – avaient foulé les mêmes pavés que moi et cette pensée surpassait toutes les autres.

Car il y avait un peu plus de trente ans, j’avais moi-même rencontré un cheval noir à Delphes ; ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre.

 

Boukephalas, Boukephalas…"

***

 

INFORMATIONS TECHNIQUES

 

Titre : Je vais acheter un cheval et m'en aller

Auteure : Titania Mélissa Corre

Date de parution : 15 juin 2025

Nombre de pages : 224

Prix : 33 cad (soit 21 euros)

Editeur : L'Or de Zeus 

Résumé : "Dans une lettre à sa mère, Arthur Rimbaud écrit : « Je vais acheter
un cheval et m’en aller. » Simple, irrévocable, libératoire, c’est un bon
alexandrin, à défaut d’être un plan de carrière, et en somme c’est ce
que j’ai fait. Pour trois sous, je me suis trouvé un petit cheval gris
et, quelques années plus tard, j’ai traversé l’océan. L’expérience m’a
appris que les choix raisonnables vous condamnent et que les folles
décisions vous sauvent.
Entre temps toutefois, j’ai eu le dos brisé. Et c’est par cette brisure
que la brise a recommencé à passer…"

Biographie de l'auteure : Après des études de sociologie et d’anthropologie, Titania M. Corre est
revenue vers les chevaux et est devenue éleveuse dans la Drôme où elle a
développé une vision unique de l’élevage pétrie de poésie, de vent et d’espace.
Également voyageuse au long cours, elle vit aujourd’hui dans un ranch de
l’ouest canadien avec son mari et leurs trois enfants. Je vais acheter un cheval
et m’en aller est son premier livre. Le second tome Tu as bien fait de partir est
d’ores et déjà en cours d’écriture. 

Pour toute commande, rendez-vous sur le site de l'édition : http://www.editionslordezeus.com

Tous les partages sont les bienvenus, n'hésitez pas à parler de ce livre autour de vous, à le faire vivre, et un immense merci à toutes celles et ceux qui ont le projet de l'offrir ou de se l'offrir,

Titania

 

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